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votre mère pouvait seule vous faire ce présent-là ; suivez-moi toujours. » À ces mots elle descend de son char et continue sa route à pied : son petit chien descendit aussi, et marchait à pied à côté d’elle, aboyant après l’étrange[1] figure de son écuyer. J’ai tort de lui donner le titre d’écuyer, car il eut beau offrir son bras, la dame ne voulut jamais l’accepter, sous prétexte qu’il était trop sale ; et vous allez voir qu’elle fut la dupe de sa propreté : elle avait de fort petits pieds, et des souliers encore plus petits que ses pieds, en sorte qu’elle n’était ni faite ni chaussée de manière à soutenir une longue marche.

De jolis pieds consolent d’avoir de mauvaises jambes, lorsqu’on passe sa vie sur une chaise longue au milieu d’une foule de petits-maîtres ; mais à quoi servent des souliers brodés en paillettes dans un chemin pierreux, où ils ne peuvent être vus que par un crocheteur, et encore par un crocheteur qui n’a qu’un œil ? Mélinade (c’est le nom de la dame, que j’ai eu mes raisons pour ne pas dire jusqu’ici, parce qu’il n’était pas encore fait) avançait comme elle pouvait, maudissant son cordonnier, déchirant ses souliers, écorchant ses pieds et se donnant des entorses à chaque pas. Il y avait environ une heure et demie qu’elle marchait du train des grandes dames, c’est-à-dire qu’elle avait déjà fait près d’un quart de lieue, lorsqu’elle tomba de fatigue sur la place.

Le Mesrour[2], dont elle avait refusé les secours pendant qu’elle était debout, balançait à les lui offrir, dans la crainte de la salir en la touchant : car il savait bien qu’il n’était pas propre, la dame le lui avait assez clairement fait entendre[3], et la comparaison qu’il avait faite en chemin entre lui et sa maîtresse[4] le lui avait fait voir encore plus clairement. Elle avait une robe d’une légère étoffe d’argent, semée de guirlandes de fleurs, qui laissait briller la beauté de sa taille ; et lui avait un sarrau brun, taché en mille endroits, troué, et rapiécé en sorte que les pièces étaient à côté des trous, et point dessus, où elles auraient pourtant été plus à leur place ; il avait comparé ses mains nerveuses et couvertes de durillons[5] avec deux petites mains plus blanches et plus délicates que les lis ; enfin il avait vu les beaux cheveux blonds de Méli-

  1. L’édition de Kehl porte « étrangère ». Nous n’hésitons pas à suivre ici le texte de 1774.
  2. L’édition de 1774 porte seulement « Mesrour ».
  3. « Le lui avait fait entendre assez clairement. » 1774.
  4. « Entre lui et la princesse. » 1774.
  5. Les éditions de Kehl portent : « nerveuses et converties en durillons ». Ici encore nous suivons l’édition de 1774.