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Sa voix était une très-belle haute-contre. « Ah ! monsignor, lui dirent-ils, quel charmant soprano vous auriez !… Ah ! si…

— Comment, si ? Que prétendez-vous dire ?

— Ah ! monsignor !…

— Eh bien ?

— Si vous n’aviez point de barbe ! » Alors ils lui expliquèrent très-plaisamment, et avec des gestes fort comiques, selon leur coutume, de quoi il était question. Amazan demeura tout confondu. « J’ai voyagé, dit-il, et jamais je n’ai entendu parler d’une telle fantaisie. »

Lorsqu’on eut bien chanté, le vieux des sept montagnes alla en grand cortège à la porte du temple ; il coupa l’air en quatre avec le pouce élevé, deux doigts étendus et deux autres pliés, en disant ces mots dans une langue qu’on ne parlait plus : À la ville et à l’univers[1]. Le Gangaride ne pouvait comprendre que deux doigts pussent atteindre si loin.

Il vit bientôt défiler toute la cour du maître du monde : elle était composée de graves personnages, les uns en robes rouges, les autres en violet ; presque tous regardaient le bel Amazan en adoucissant les yeux ; ils lui faisaient des révérences, et se disaient l’un à l’autre : San Martino, che bel ragazzo ! San Pancratio, che bel fanciullo !

Les ardents[2], dont le métier était de montrer aux étrangers les curiosités de la ville, s’empressèrent de lui faire voir des masures où un muletier ne voudrait pas passer la nuit, mais qui avaient été autrefois de dignes monuments de la grandeur d’un peuple roi. Il vit encore des tableaux de deux cents ans, et des statues de plus de vingt siècles, qui lui parurent des chefs-d’œuvre. « Faites-vous encore de pareils ouvrages ?

— Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents ; mais nous méprisons le reste de la terre ; parce que nous conservons ces raretés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des vieux habits qui restent dans nos magasins. »

Amazan voulut voir le palais du prince : on l’y conduisit. Il vit des hommes en violet qui comptaient l’argent des revenus de l’État : tant d’une terre située sur le Danube, tant d’une autre sur la Loire, ou sur le Guadalquivir, ou sur la Vistule[3] : « Oh ! oh ! dit Amazan après avoir consulté sa carte de géographie, votre maître possède donc toute l’Europe comme ces anciens héros des sept montagnes ?

  1. Urbi et orbi. (Note de Voltaire.)
  2. Ordre de saint Antoine.
  3. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Annates.