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Scythie, et devenu depuis quelque temps aussi florissant que les royaumes qui se vantaient d’instruire les autres États.

Après quelques jours de marche on entra dans une très-grande ville[1] que l’impératrice régnante[2] faisait embellir ; mais elle n’y était pas : elle voyageait alors des frontières de l’Europe à celles de l’Asie pour connaître ses États par ses yeux, pour juger des maux et porter les remèdes, pour accroître les avantages, pour semer l’instruction.

Un des principaux officiers de cette ancienne capitale, instruit de l’arrivée de la Babylonienne et du phénix, s’empressa de rendre ses hommages à la princesse, et de lui faire les honneurs du pays, bien sûr que sa maîtresse, qui était la plus polie et la plus magnifique des reines, lui saurait gré d’avoir reçu une si grande dame avec les mêmes égards qu’elle aurait prodigués elle-même.

On logea Formosante au palais, dont on écarta une foule importune de peuple ; on lui donna des fêtes ingénieuses. Le seigneur cimmérien, qui était un grand naturaliste, s’entretint beaucoup avec le phénix dans les temps où la princesse était retirée dans son appartement. Le phénix lui avoua qu’il avait autrefois voyagé chez les Cimmériens, et qu’il ne reconnaissait plus le pays. « Comment de si prodigieux changements, disait-il, ont-ils pu être opérés dans un temps si court ? Il n’y a pas trois cents ans que je vis ici la nature sauvage dans toute son horreur ; j’y trouve aujourd’hui les arts, la splendeur, la gloire et la politesse.

— Un seul homme[3] a commencé ce grand ouvrage, répondit le Cimmérien ; une femme l’a perfectionné ; une femme a été meilleure législatrice que l’Isis des Égyptiens et la Cérès des Grecs. La plupart des législateurs ont eu un génie étroit et despotique qui a resserré leurs vues dans le pays qu’ils ont gouverné ; chacun a regardé son peuple comme étant seul sur la terre, ou comme devant être l’ennemi du reste de la terre. Ils ont formé des institutions pour ce seul peuple, introduit des usages pour lui seul, établi une religion pour lui seul. C’est ainsi que les Égyptiens, si fameux par des monceaux de pierres, se sont abrutis et déshonorés par leurs superstitions barbares. Ils croient les autres nations profanes, ils ne communiquent point avec elles ; et, excepté la cour, qui s’élève quelquefois au-dessus des préjugés vulgaires, il n’y a pas un Égyptien qui voulût manger dans un plat dont un

  1. Moscou.
  2. Catherine II a régné de 1762 à 1796.
  3. Pierre Ier ; son histoire est au tome XVI de la présente édition.