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éclat si éblouissant, que tous les yeux ne regardaient que lui. Tous les concertants cessèrent leur musique et devinrent immobiles. Personne ne mangeait, personne ne parlait : on n’entendait qu’un murmure d’admiration. La princesse de Babylone le baisa pendant tout le souper, sans songer seulement s’il y avait des rois dans le monde. Ceux des Indes et d’Égypte sentirent redoubler leur dépit et leur indignation, et chacun d’eux se promit bien de hâter la marche de ses trois cent mille hommes pour se venger.

Pour le roi des Scythes, il était occupé à entretenir la belle Aldée : son cœur altier, méprisant sans dépit les inattentions de Formosante, avait conçu pour elle plus d’indifférence que de colère. « Elle est belle, disait-il, je l’avoue ; mais elle me paraît de ces femmes qui ne sont occupées que de leur beauté, et qui pensent que le genre humain doit leur être bien obligé quand elles daignent se laisser voir en public. On n’adore point des idoles dans mon pays. J’aimerais mieux une laideron complaisante et attentive que cette belle statue. Vous avez, madame, autant de charmes qu’elle, et vous daignez au moins faire conversation avec les étrangers. Je vous avoue, avec la franchise d’un Scythe, que je vous donne la préférence sur votre cousine. » Il se trompait pourtant sur le caractère de Formosante : elle n’était pas si dédaigneuse qu’elle le paraissait ; mais son compliment fut très-bien reçu de la princesse Aldée, Leur entretien devint fort intéressant : ils étaient très-contents, et déjà sûrs l’un de l’autre avant qu’on sortît de table.

Après le souper, on alla se promener dans les bosquets. Le roi des Scythes et Aldée ne manquèrent pas de chercher un cabinet solitaire. Aldée, qui était la franchise même, parla ainsi à ce prince :

« Je ne hais point ma cousine, quoiqu’elle soit plus belle que moi, et qu’elle soit destinée au trône de Babylone : l’honneur de vous plaire me tient lieu d’attraits. Je préfère la Scythie avec vous à la couronne de Babylone sans vous ; mais cette couronne m’appartient de droit, s’il y a des droits dans le monde : car je suis de la branche aînée de Nembrod, et Formosante n’est que de la cadette. Son grand-père détrôna le mien, et le fit mourir.

— Telle est donc la force du sang dans la maison de Babylone ! dit le Scythe. Comment s’appelait votre grand-père ?

— Il se nommait Aldée, comme moi ; mon père avait le même nom : il fut relégué au fond de l’empire avec ma mère ; et Bélus, après leur mort, ne craignant rien de moi, voulut bien m’élever