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Un de nos savants fit une réflexion qui me frappa beaucoup : c’est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les ouvrages de Virgile, d’Horace, et d’Ovide, subsistent.

On ne fit qu’un saut du siècle d’Auguste au siècle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d’esprit, on ne faisait plus guère aujourd’hui d’ouvrages de génie ?

M. André répondit que c’est parce qu’on en avait fait dans le siècle passé. Cette idée était fine et pourtant vraie ; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Écossais, qui s’est avisé de donner des règles de goût de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français[1]. On traita encore plus sévèrement un Italien nommé Denina, qui a dénigré l’Esprit des lois sans le comprendre, et qui surtout a censuré ce que l’on aime le mieux dans cet ouvrage[2].

Cela fit souvenir du mépris affecté que Boileau étalait pour le Tasse[3]. Quelqu’un des convives avança que le Tasse, avec ses défauts, était autant au-dessus d’Homère, que Montesquieu, avec ses défauts encore plus grands, est au-dessus du fatras de Grotius. On s’éleva contre ces mauvaises critiques, dictées par la haine nationale et le préjugé. Le signor Denina fut traité comme il le méritait, et comme les pédants le sont par les gens d’esprit.

On remarqua surtout avec beaucoup de sagacité que la plupart des ouvrages littéraires du siècle présent, ainsi que les conversations, roulent sur l’examen des chefs-d’œuvre du dernier siècle. Notre mérite est de discuter leur mérite. Nous sommes

  1. Ce M. Home, grand juge d’Écosse, enseigne la manière de faire parler les héros d’une tragédie avec cet esprit ; et voici un exemple remarquable qu’il rapporte de la tragédie de Henri IV, du divin Shakespeare. Le divin Shakespeare introduit milord Falstaff, chef de justice, qui vient de prendre prisonnier le chevalier Jean Coleville, et qui le présente au roi :

    « Sire, le voilà, je vous le livre ; je supplie Votre Grâce de faire enregistrer ce fait d’armes parmi les autres de cette journée, ou pardieu je le ferai mettre dans une ballade avec mon portrait à la tête ; on verra Coleville me baisant les pieds. Voilà ce que je ferai si vous ne rendez pas ma gloire aussi brillante qu’une pièce de deux sous dorée ; et alors vous me verrez, dans le clair ciel de la renommée, ternir votre splendeur comme la pleine lune efface les charbons éteints de l’élément de l’air, qui ne paraissent autour d’elle que comme des têtes d’épingle. »

    C’est cet absurde et abominable galimatias, très-fréquent dans le divin Shakespeare, que Jean Home propose pour le modèle du bon goût et de l’esprit dans la tragédie. Mais en récompense M. Home trouve l’Iphigénie et la Phèdre de Racine extrêmement ridicules. (Note de Voltaire.)

  2. Charles Denina, dont il est ici question, est mort le 8 décembre 1813. Il était né à Revel, en Piémont, dans l’année 1731.
  3. Boileau, satire IX, 176.