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ronger comme ceux de l’Arabe Job, quoique Job n’eût jamais eu cette maladie.

Le chirurgien-major du régiment, homme d’une grande expérience, fut obligé de demander des aides à la cour pour guérir toutes les filles du pays. Le ministre de la guerre, toujours porté d’inclination à soulager le beau sexe, envoya une recrue de fraters, qui gâtèrent d’une main ce qu’ils rétablirent de l’autre.

L’homme aux quarante écus lisait alors l’histoire philosophique de Candide, traduite de l’allemand du docteur Ralph, qui prouve évidemment que tout est bien, et qu’il était absolument impossible, dans le meilleur des mondes possibles, que la vérole, la peste, la pierre, la gravelle, les écrouelles, la chambre de Valence[1], et l’Inquisition, n’entrassent dans la composition de l’univers, de cet univers uniquement fait pour l’homme, roi des animaux et image de Dieu, auquel on voit bien qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau.

Il lisait, dans l’histoire véritable de Candide, que le fameux docteur Pangloss avait perdu dans le traitement un œil et une oreille[2]. « Hélas ! dit-il, mes deux cousines, mes deux pauvres cousines, seront-elles borgnes ou borgnesses et essorillées ?

— Non, lui dit le major consolateur ; les Allemands ont la main lourde ; mais, nous autres, nous guérissons les filles promptement, sûrement, et agréablement. »

En effet les deux jolies cousines en furent quittes pour avoir la tête enflée comme un ballon pendant six semaines, pour perdre la moitié de leurs dents, en tirant la langue d’un demi-pied, et pour mourir de la poitrine au bout de six mois.

Pendant l’opération, le cousin et le chirurgien-major raisonnèrent ainsi.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Est-il possible, monsieur, que la nature ait attaché de si épouvantables tourments à un plaisir si nécessaire, tant de honte à tant de gloire, et qu’il y ait plus de risque à faire un enfant qu’à tuer un homme ? Serait-il vrai au moins, pour notre consolation,

  1. Les cours des aides, juges ordinaires et souverains des délits en matière d’impôts, n’étant ni assez expéditives ni assez sévères, au jugement des fermiers généraux, ils obtinrent d’un contrôleur des finances, nommé Orry, vers 1730, l’érection de trois ou quatre commissions souveraines, dont les juges, payés par eux, s’empressèrent de gagner leur argent. Un de ces juges, nommé Collot, a été presque aussi fameux que Baville, Laubardemont, Pierre d’Ancre, le duc d’Albe, et le prévôt de Louis XI, ont pu l’être dans leur temps. On établit une de ces chambres à Valence, et elle subsiste encore. (K.)
  2. Voyez page 143.