Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/378

Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’on a le moins besoin de se chauffer : il ne cause aucun plaisir, et il n’en reste pas même la cendre.

« Que toute la France lise les bons livres. Mais, malgré les progrès de l’esprit humain, on lit très-peu ; et, parmi ceux qui veulent quelquefois s’instruire, la plupart lisent très-mal. Mes voisins et mes voisines jouent, après dîner, un jeu anglais, que j’ai beaucoup de peine à prononcer, car on l’appelle whisk. Plusieurs bons bourgeois, plusieurs grosses têtes, qui se croient de bonnes têtes, vous disent avec un air d’importance que les livres ne sont bons à rien. Mais, messieurs les Welches, savez-vous que vous n’êtes gouvernés que par des livres ? Savez-vous que l’ordonnance civile, le code militaire, et l’Évangile, sont des livres dont vous dépendez continuellement ? Lisez, éclairez-vous ; ce n’est que par la lecture qu’on fortifie son âme ; la conversation la dissipe, le jeu la resserre.

— J’ai bien peu d’argent, me répondit l’homme aux quarante écus ; mais, si jamais je fais une petite fortune, j’achèterai des livres chez Marc-Michel Rey[1]. »


XI. — DE LA VÉROLE.


L’homme aux quarante écus demeurait dans un petit canton où l’on n’avait jamais mis de soldats en garnison depuis cent cinquante années[2]. Les mœurs, dans ce coin de terre inconnu, étaient pures comme l’air qui l’environne. On ne savait pas qu’ailleurs l’amour pût être infecté d’un poison destructeur, que les générations fussent attaquées dans leur germe, et que la nature, se contredisant elle-même, pût rendre la tendresse horrible et le plaisir affreux ; on se livrait à l’amour avec la sécurité de l’innocence. Des troupes vinrent, et tout changea.

Deux lieutenants, l’aumônier du régiment, un caporal, et un soldat de recrue qui sortait du séminaire, suffirent pour empoisonner douze villages en moins de trois mois. Deux cousines de l’homme aux quarante écus se virent couvertes de pustules calleuses ; leurs beaux cheveux tombèrent ; leur voix devint rauque ; les paupières de leurs yeux, fixes et éteints, se chargèrent d’une couleur livide, et ne se fermèrent plus pour laisser entrer le repos dans des membres disloqués, qu’une carie secrète commençait à

  1. À Amsterdam. Cette librairie était l’officine de tous les ouvrages anticatholiques.
  2. Voltaire semble faire allusion ici à la garnison que l’on mit dans Ferney pendant les troubles de Genève.