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Xénophon, en élevant un jeune homme de qualité dans le métier de menuisier : ces extravagantes platitudes ne méritent pas un décret de prise de corps[1] ; les petites maisons suffisent avec de bons bouillons, de la saignée, et du régime.

Je hais les lois de Dracon, qui punissaient également les crimes et les fautes, la méchanceté et la folie. Ne traitons point le jésuite Nonotte, qui n’est coupable que d’avoir écrit des bêtises et des injures, comme on a traité les jésuites Malagrida, Oldcorn, Garnet, Guignard, Gueret, et comme on devait traiter le jésuite Le Tellier[2], qui trompa son roi, et qui troubla la France. Distinguons principalement dans tout procès, dans toute contention, dans toute querelle, l’agresseur de l’outragé, l’oppresseur de l’opprimé. La guerre offensive est d’un tyran ; celui qui se défend est un homme juste.

Comme j’étais plongé dans ces réflexions, l’homme aux quarante écus me vint voir tout en larmes. Je lui demandai avec émotion si son fils, qui devait vivre vingt-trois ans, était mort. « Non, dit-il, le petit se porte bien, et ma femme aussi ; mais j’ai été appelé en témoignage contre un meunier à qui on a fait subir la question ordinaire et extraordinaire, et qui s’est trouvé innocent ; je l’ai vu s’évanouir dans les tortures redoublées ; j’ai entendu craquer ses os ; j’entends encore ses cris et ses hurlements, ils me poursuivent ; je pleure de pitié, et je tremble d’horreur. » Je me mis à pleurer et à frémir aussi, car je suis extrêmement sensible.

Ma mémoire alors me représenta l’aventure épouvantable des Calas : une mère vertueuse dans les fers, ses filles éplorées et fugitives, sa maison au pillage ; un père de famille respectable brisé par la torture, agonisant sur la roue, et expirant dans les flammes ; un fils chargé de chaînes, traîné devant les juges, dont un lui dit : « Nous venons de rouer votre père, nous allons vous rouer aussi. »

Je me souvins de la famille des Sirven[3], qu’un de mes amis rencontra dans des montagnes couvertes de glaces, lorsqu’elle

  1. J.-J. Rousseau venait de rentrer en France, mais sous un faux nom, à cause de ce décret.
  2. Sur Malagrida, voyez, tome XV, le chapitre xxxviii du Précis du Siècle de Louis XV ; — sur Oldcorn et Garnet, voyez tome XIII, page 53 ; — sur Gueret et Guignard, voyez tome XII, page 557 ; — sur Le Tellier, voyez, tome XV, le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV ; et tomes XVI, page 68 ; XVII, page 177 ; XVIII, pages 47 et 379.
  3. Voyez tome XVIII, page 281 ; et dans les Mélanges, année 1766, l’Avis au public.