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— Non, ils prient Dieu pour vous.

— Eh bien ! je prierai Dieu pour eux : partageons. Combien croyez-vous que les couvents renferment de ces gens utiles, soit en hommes, soit en filles, dans le royaume ?

— Par les mémoires des intendants, faits sur la fin du dernier siècle, il y en avait environ quatre-vingt-dix mille.

— Par notre ancien compte, ils ne devraient, à quarante écus par tête, posséder que dix millions huit cent mille livres : combien en ont-ils ?

— Cela va à cinquante millions, en comptant les messes et les quêtes des moines mendiants, qui mettent réellement un impôt considérable sur le peuple. Un frère quêteur d’un couvent de Paris s’est vanté publiquement que sa besace valait quatre-vingt mille livres de rente.

— Voyons combien cinquante millions répartis entre quatre-vingt-dix mille têtes tondues donnent à chacune.

— Cinq cent cinquante-cinq livres.

— C’est une somme considérable dans une société nombreuse, où les dépenses diminuent par la quantité même des consommateurs : car il en coûte bien moins à dix personnes pour vivre ensemble que si chacun avait séparément son logis et sa table.

« Les ex-jésuites, à qui on donne aujourd’hui quatre cents livres de pension, ont donc réellement perdu à ce marché ?

— Je ne le crois pas : car ils sont presque tous retirés chez des parents qui les aident ; plusieurs disent la messe pour de l’argent, ce qu’ils ne faisaient pas auparavant ; d’autres se sont faits précepteurs ; d’autres ont été soutenus par des dévotes ; chacun s’est tiré d’affaire, et peut-être y en a-t-il peu aujourd’hui qui, ayant goûté du monde et de la liberté, voulussent reprendre leurs anciennes chaînes[1]. La vie monacale, quoi qu’on en dise, n’est point du tout à envier. C’est une maxime assez connue que les moines sont des gens qui s’assemblent sans se connaître, vivent sans s’aimer, et meurent sans se regretter.

  1. Les jésuites n’auraient point été à plaindre si on eût doublé cette pension de quatre cents livres en faveur de ceux qui auraient eu des infirmités, ou plus de soixante ans ; si les autres eussent pu posséder des bénéfices, ou remplir des emplois sans faire un serment qu’ils ne pouvaient prêter avec honneur ; si l’on avait permis à ceux qui auraient voulu vivre en commun de se réunir sous l’inspection du magistrat ; mais la haine des jansénistes pour les jésuites, le préjugé qu’ils pouvaient être à craindre, et leur insolent fanatisme dans le temps de leur destruction, et même après qu’elle eut été consommée, ont empêché de remplir, à leur égard, ce qu’eussent exigé la justice et l’humanité. (K.)