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maître des requêtes qui était à côté de lui : « Il faudra bien faire rendre gorge à ces sangsues sacrées et à ces sangsues profanes : il est temps de soulager le peuple, qui, sans nos soins et notre équité, n’aurait jamais de quoi vivre que dans l’autre monde. »

Des hommes d’un génie profond lui présentèrent des projets. L’un avait imaginé de mettre des impôts sur l’esprit. « Tout le monde, disait-il, s’empressera de payer, personne ne voulant passer pour un sot. » Le ministre lui dit : « Je vous déclare exempt de la taxe. »

Un autre proposa d’établir l’impôt unique sur les chansons et sur le rire, attendu que la nation était la plus gaie du monde, et qu’une chanson la consolait de tout ; mais le ministre observa que depuis quelque temps on ne faisait plus guère de chansons plaisantes, et il craignit que, pour échapper à la taxe, on ne devînt trop sérieux.

Vint un sage et brave citoyen qui offrit de donner au roi trois fois plus, en faisant payer par la nation trois fois moins. Le ministre lui conseilla d’apprendre l’arithmétique.

Un cinquième prouvait au roi, par amitié, qu’il ne pouvait recueillir que soixante et quinze millions ; mais qu’il allait lui en donner deux cent vingt-cinq. « Vous me ferez plaisir, dit le ministre, quand nous aurons payé les dettes de l’État. »

Enfin arriva un commis de l’auteur nouveau[1] qui fait la puissance législatrice copropriétaire de toutes nos terres par le droit divin, et qui donnait au roi douze cents millions de rente. Je reconnus l’homme qui m’avait mis en prison pour n’avoir pas payé mes vingt écus. Je me jetai aux pieds de M. le contrôleur général, et je lui demandai justice ; il fit un grand éclat de rire, et me dit que c’était un tour qu’on m’avait joué. Il ordonna à ces mauvais plaisants de me donner cent écus de dédommagement, et m’exempta de taille pour le reste de ma vie. Je lui dis : « Monseigneur, Dieu vous bénisse ! »


V. — LETTRE À L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.


Quoique je sois trois fois aussi riche que vous, c’est-à-dire quoique je possède trois cent soixante livres ou francs de revenu,

    Euge, serve bone et fidelis : quia super pauca fuisti fidelis, super multa te constituam ; paroles dont voici la traduction par Legros : « Courage, bon et fidèle serviteur ; parce que vous avez été fidèle en peu de chose, je vous en donnerai beaucoup plus à gouverner. » (B.)

  1. Lemercier de La Rivière.