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l’empereur tout le premier : c’était un sage prince, qui avait su réduire les apédeutes linostoles à ne pouvoir faire que du bien. Il savait que ces messieurs-là et plusieurs autres pastophores[1] avaient lassé de contr’édits la patience des empereurs ses prédécesseurs en matière plus grave.

— Il fit fort bien, dit l’Ingénu ; on doit soutenir les pastophores et les contenir. »

Il mit par écrit beaucoup d’autres réflexions qui épouvantèrent le vieux Gordon. « Quoi ! dit-il en lui-même, j’ai consumé cinquante ans à m’instruire, et je crains de ne pouvoir atteindre au bon sens naturel de cet enfant presque sauvage ! je tremble d’avoir laborieusement fortifié des préjugés ; il n’écoute que la simple nature. »

Le bonhomme avait quelques-uns de ces petits livres de critique, de ces brochures périodiques où des hommes incapables de rien produire dénigrent les productions des autres, où les Visé[2] insultent aux Racine, et les Faydit[3] aux Fénelon. L’Ingénu en parcourut quelques-uns. « Je les compare, disait-il, à certains moucherons qui vont déposer leurs œufs dans le derrière des plus beaux chevaux : cela ne les empêche pas de courir. » À peine les deux philosophes daignèrent-ils jeter les yeux sur ces excréments de la littérature.

Ils lurent bientôt ensemble les éléments de l’astronomie ; l’Ingénu fit venir des sphères : ce grand spectacle le ravissait. « Qu’il est dur, disait-il, de ne commencer à connaître le ciel que lorsqu’on me ravit le droit de le contempler ! Jupiter et Saturne roulent dans ces espaces immenses ; des millions de soleils éclairent des milliards de mondes ; et dans le coin de terre où je suis jeté, il se trouve des êtres qui me privent, moi être voyant et pensant, de tous ces mondes où ma vue pourrait atteindre, et de celui où Dieu m’a fait naître ! La lumière faite pour tout l’univers est perdue pour moi. On ne me la cachait pas dans l’horizon septentrional où j’ai passé mon enfance et ma jeunesse. Sans vous, mon cher Gordon, je serais ici dans le néant. »

    on ne doit pas oublier que beaucoup d’ouvrages de Voltaire ont été imprimés en pays étrangers, et quelquefois loin des yeux de l’auteur. (B.)

  1. Vêtus de longues robes ou manteaux.
  2. Visé, fondateur du Mercure galant en 1762.
  3. Auteur de Télémachomanie.