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CHAPITRE X.

chemin, et qui sont mangés des poissons : je ne vois pas les gracieux desseins de Dieu sur tous ces gens-là. »

On leur apporta à dîner par un guichet. La conversation roula sur la Providence, sur les lettres de cachet, et sur l’art de ne pas succomber aux disgrâces auxquelles tout homme est exposé dans ce monde. « Il y a deux ans que je suis ici, dit le vieillard, sans autre consolation que moi-même et des livres ; je n’ai pas eu un moment de mauvaise humeur.

— Ah ! monsieur Gordon, s’écria l’Ingénu, vous n’aimez donc pas votre marraine ? Si vous connaissiez comme moi Mlle  de Saint-Yves, vous seriez au désespoir. » À ces mots il ne put retenir ses larmes, et il se sentit alors un peu moins oppressé. « Mais, dit-il, pourquoi donc les larmes soulagent-elles ? Il me semble qu’elles devraient faire un effet contraire.

— Mon fils, tout est physique en nous, dit le bon vieillard ; toute sécrétion fait du bien au corps ; et tout ce qui le soulage soulage l’âme : nous sommes les machines de la Providence. »

L’Ingénu, qui, comme nous l’avons dit plusieurs fois, avait un grand fonds d’esprit, fit de profondes réflexions sur cette idée, dont il semblait qu’il avait la semence en lui-même. Après quoi il demanda à son compagnon pourquoi sa machine était depuis deux ans sous quatre verrous. « Par la grâce efficace, répondit Gordon ; je passe pour janséniste : j’ai connu Arnauld et Nicole ; les jésuites nous ont persécutés[1]. Nous croyons que le pape n’est qu’un évêque comme un autre ; et c’est pour cela que le P. de la Chaise a obtenu du roi, son pénitent, un ordre de me ravir, sans aucune formalité de justice, le bien le plus précieux des hommes, la liberté.

— Voilà qui est bien étrange, dit l’Ingénu ; tous les malheureux que j’ai rencontrés ne le sont qu’à cause du pape. À l’égard de votre grâce efficace, je vous avoue que je n’y entends rien ; mais je regarde comme une grande grâce que Dieu m’ait fait trouver dans mon malheur un homme comme vous, qui verse dans mon cœur des consolations dont je me croyais incapable. »

Chaque jour la conversation devenait plus intéressante et plus instructive. Les âmes des deux captifs s’attachaient l’une à l’autre. Le vieillard savait beaucoup, et le jeune homme voulait beaucoup apprendre. Au bout d’un mois il étudia la géométrie ; il la dévorait. Gordon lui fit lire la physique de Rohault[2], qui était encore

  1. Voyez le chapitre xxxvii du Siècle de Louis XIV.
  2. Le Traité de Physique de Rohault est de 1671.