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L’Ingénu avait une mémoire excellente. La fermeté des organes de Basse-Bretagne, fortifiée par le climat du Canada, avait rendu sa tête si vigoureuse que, quand on frappait dessus, à peine le sentait-il ; et quand on gravait dedans, rien ne s’effaçait ; il n’avait jamais rien oublié. Sa conception était d’autant plus vive et plus nette que, son enfance n’ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage. Le prieur résolut enfin de lui faire lire le Nouveau Testament. L’Ingénu le dévora avec beaucoup de plaisir ; mais, ne sachant ni dans quel temps ni dans quel pays toutes les aventures rapportées dans ce livre étaient arrivées, il ne douta point que le lieu de la scène ne fût en Basse-Bretagne ; et il jura qu’il couperait le nez et les oreilles à Caïphe et à Pilate si jamais il rencontrait ces marauds-là.

Son oncle, charmé de ces bonnes dispositions, le mit au fait en peu de temps ; il loua son zèle ; mais il lui apprit que ce zèle était inutile, attendu que ces gens-là étaient morts il y avait environ seize cent quatre-vingt-dix années. L’Ingénu sut bientôt presque tout le livre par cœur. Il proposait quelquefois des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine. Il était obligé souvent de consulter l’abbé de Saint-Yves, qui, ne sachant que répondre, fit venir un jésuite bas-breton pour achever la conversion du Huron[1].

Enfin la grâce opéra ; l’Ingénu promit de se faire chrétien ; il ne douta pas qu’il ne dût commencer par être circoncis ; « car, disait-il, je ne vois pas dans le livre qu’on m’a fait lire un seul personnage qui ne l’ait été ; il est donc évident que je dois faire le sacrifice de mon prépuce : le plus tôt c’est le mieux ». Il ne délibéra point : il envoya chercher le chirurgien du village, et le pria de lui faire l’opération, comptant réjouir infiniment Mlle de Kerkabon et toute la compagnie quand une fois la chose serait faite. Le frater, qui n’avait point encore fait cette opération, en avertit la famille, qui jeta les hauts cris. La bonne Kerkabon trembla que son neveu, qui paraissait résolu et expéditif, ne se fît lui-même l’opération très-maladroitement, et qu’il n’en résultât de tristes effets auxquels les dames s’intéressent toujours par bonté d’âme.

  1. Il est à croire que pour toutes les répliques du Huron sur la religion, Voltaire s’est inspiré de la relation du baron de La Hontan sur les sauvages du Canada. Ce baron, qui avait vécu longtemps parmi eux, rapporte quelques entretiens qu’il eut sur la religion avec un de ces sauvages, et il paraît que le baron n’avait pas toujours l’avantage dans la dispute. (G. A.)