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qu’on a perdu l’habitude de faire peindre ses armes aux portières de son carrosse ; c’était la chose du monde la plus utile dans un État bien policé. D’ailleurs, cette étude serait infinie : il n’y a point aujourd’hui de barbier qui n’ait ses armoiries ; et vous savez que tout ce qui devient commun est peu fêté. » Enfin, après avoir examiné le fort et le faible des sciences, il fut décidé que monsieur le marquis apprendrait à danser[1].

La nature, qui fait tout, lui avait donné un talent qui se développa bientôt avec un succès prodigieux : c’était de chanter agréablement des vaudevilles. Les grâces de la jeunesse, jointes à ce don supérieur, le firent regarder comme le jeune homme de la plus grande espérance. Il fut aimé des femmes ; et ayant la tête toute pleine de chansons, il en fit pour ses maîtresses. Il pillait Bacchus et l’Amour dans un vaudeville, la nuit et le jour dans un autre, les charmes et les alarmes dans un troisième ; mais, comme il y avait toujours dans ses vers quelques pieds de plus ou de moins qu’il ne fallait, il les faisait corriger moyennant vingt louis d’or par chanson ; et il fut mis dans l’Année littéraire au rang des La Fare, des Chaulieu, des Hamilton, des Sarrasin et des Voiture.

Madame la marquise crut alors être la mère d’un bel esprit, et donna à souper aux beaux esprits de Paris. La tête du jeune homme fut bientôt renversée ; il acquit l’art de parler sans s’entendre, et se perfectionna dans l’habitude de n’être propre à rien. Quand son père le vit si éloquent, il regretta vivement de ne lui avoir pas fait apprendre le latin, car il lui aurait acheté une grande charge dans la robe. La mère, qui avait des sentiments plus nobles, se chargea de solliciter un régiment pour son fils ; et en attendant il fit l’amour. L’amour est quelquefois plus cher qu’un régiment. Il dépensa beaucoup, pendant que ses parents s’épuisaient encore davantage à vivre en grands seigneurs.

Une jeune veuve de qualité, leur voisine, qui n’avait qu’une fortune médiocre, voulut bien se résoudre à mettre en sûreté les grands biens de M. et de Mme  de La Jeannotière, en se les appropriant, et en épousant le jeune marquis. Elle l’attira chez elle, se laissa aimer, lui fit entrevoir qu’il ne lui était pas indifférent, le conduisit par degrés, l’enchanta, le subjugua sans peine. Elle lui donnait tantôt des éloges, tantôt des conseils ; elle devint la meilleure amie du père et de la mère. Une vieille voisine proposa le mariage ; les parents, éblouis de la splendeur de cette alliance,

  1. Cette scène rappelle le premier acte du Bourgeois gentilhomme.