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le jeune marquis ne perdrait point son temps à connaître Cicéron, Horace, et Virgile. Mais qu’apprendra-t-il donc ? car encore faut-il qu’il sache quelque chose ; ne pourrait-on pas lui montrer un peu de géographie ? « À quoi cela lui servira-t-il ? répondit le gouverneur. Quand monsieur le marquis ira dans ses terres, les postillons ne sauront-ils pas les chemins ? Ils ne l’égareront certainement pas. On n’a pas besoin d’un quart de cercle pour voyager, et on va très-commodément de Paris en Auvergne, sans qu’il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve.

— Vous avez raison, répliqua le père ; mais j’ai entendu parler d’une belle science qu’on appelle, je crois, l’astronomie.

— Quelle pitié ! repartit le gouverneur ; se conduit-on par les astres dans ce monde ? et faudra-t-il que monsieur le marquis se tue à calculer une éclipse, quand il la trouve à point nommé dans l’almanach, qui lui enseigne de plus les fêtes mobiles, l’âge de la lune, et celui de toutes les princesses de l’Europe ? »

Madame fut entièrement de l’avis du gouverneur. Le petit marquis était au comble de la joie ; le père était très-indécis. « Que faudra-t-il donc apprendre à mon fils ? disait-il.

— À être aimable, répondit l’ami que l’on consultait ; et s’il sait les moyens de plaire, il saura tout : c’est un art qu’il apprendra chez madame sa mère, sans que ni l’un ni l’autre se donnent la moindre peine. »

Madame, à ce discours, embrassa le gracieux ignorant, et lui dit : « On voit bien, monsieur, que vous êtes l’homme du monde le plus savant ; mon fils vous devra toute son éducation : je m’imagine pourtant qu’il ne serait pas mal qu’il sût un peu d’histoire.

— Hélas ! madame, à quoi cela est-il bon ? répondit-il ; il n’y a certainement d’agréable et d’utile que l’histoire du jour. Toutes les histoires anciennes, comme le disait un de nos beaux esprits[1], ne sont que des fables convenues ; et pour les modernes, c’est un chaos qu’on ne peut débrouiller. Qu’importe à monsieur votre fils que Charlemagne ait institué les douze pairs de France, et que son successeur ait été bègue[2] ?

— Rien n’est mieux dit ! s’écria le gouverneur : on étouffe l’esprit des enfants sous un amas de connaissances inutiles ; mais de toutes les sciences la plus absurde, à mon avis, et celle qui est la plus capable d’étouffer toute espèce de génie : c’est la géométrie. Cette science ridicule a pour objet des surfaces,

  1. Fontenelle.
  2. Louis le Bègue est le cinquième successeur de Charlemagne.