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— Hélas ! souviens-toi des oracles, dit Topaze : Si tu vas à l’orient, tu seras à l’occident. — Oui, dit Ébène, on ensevelit ici les morts le visage tourné à l’occident : l’oracle était clair, que ne l’as-tu compris ? Tu as possédé, et tu ne possédais pas : car tu avais le diamant, mais il était faux, et tu n’en savais rien. Tu es vainqueur, et tu meurs ; tu es Rustan, et tu cesses de l’être : tout a été accompli. »

Comme il parlait ainsi, quatre ailes blanches couvrirent le corps de Topaze, et quatre ailes noires celui d’Ébène. « Que vois-je ? » s’écria Rustan. Topaze et Ébène répondirent ensemble : « Tu vois tes deux génies. — Eh ! messieurs, leur dit le malheureux Rustan, de quoi vous mêliez-vous ? et pourquoi deux génies pour un pauvre homme ? — C’est la loi, dit Topaze ; chaque homme a ses deux génies, c’est Platon qui l’a dit le premier[1], et d’autres l’ont répété ensuite ; tu vois que rien n’est plus véritable : moi, qui te parle, je suis ton bon génie, et ma charge était de veiller auprès de toi jusqu’au dernier moment de ta vie ; je m’en suis fidèlement acquitté.

— Mais, dit le mourant, si ton emploi était de me servir, je suis donc d’une nature fort supérieure à la tienne ; et puis comment oses-tu dire que tu es mon bon génie, quand tu m’as laissé tromper dans tout ce que j’ai entrepris, et que tu me laisses mourir, moi et ma maîtresse, misérablement ? — Hélas ! c’était ta destinée, dit Topaze. — Si c’est la destinée qui fait tout, dit le mourant, à quoi un génie est-il bon ? Et toi, Ébène, avec tes quatre ailes noires, tu es apparemment mon mauvais génie ? — Vous l’avez dit, répondit Ébène. — Mais tu étais donc aussi le mauvais génie de ma princesse ? — Non, elle avait le sien, et je l’ai parfaitement secondé. — Ah ! maudit Ébène, si tu es si méchant, tu n’appartiens donc pas au même maître que Topaze ? vous avez été formés tous deux par deux principes différents, dont l’un est bon, et l’autre méchant de sa nature ? — Ce n’est pas une conséquence, dit Ébène, mais c’est une grande difficulté. — Il n’est pas possible, reprit l’agonisant, qu’un être favorable ait fait un génie si funeste. — Possible ou non possible, repartit Ébène, la chose est comme je te le dis. — Hélas ! dit Topaze, mon pauvre ami, ne vois-tu pas que ce coquin-là a encore la malice de te faire disputer pour allumer ton sang et précipiter l’heure de ta mort ? — Va, je ne suis guère plus content de toi que de lui, dit le triste Rustan : il avoue du moins qu’il a voulu me faire du mal ; et toi,

  1. Voyez tome XIX, page 247.