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me dire que mon voyage serait malheureux. » Il montre sur le plus beau chameau, les trois autres suivent ; il rejoint sa caravane, et se voit dans le chemin de son bonheur.

À peine a-t-il marché quatre parasanges qu’il est arrêté par un torrent profond, large et impétueux, qui roulait des rochers blanchis d’écume. Les deux rivages étaient des précipices affreux qui éblouissaient la vue et glaçaient le courage ; nul moyen de passer, nul d’aller à droite ou à gauche. « Je commence à craindre, dit Rustan, que Topaze n’ait eu raison de blâmer mon voyage, et moi grand tort de l’entreprendre ; encore, s’il était ici, il me pourrait donner quelques bons avis. Si j’avais Ébène, il me consolerait, et il trouverait des expédients ; mais tout me manque. » Son embarras était augmenté par la consternation de sa troupe : la nuit était noire, on la passa à se lamenter. Enfin la fatigue et l’abattement endormirent l’amoureux voyageur. Il se réveille au point du jour, et voit un beau pont de marbre élevé sur le torrent d’une rive à l’autre.

Ce furent des exclamations, des cris d’étonnement et de joie. « Est-il possible ? est-ce un songe ? quel prodige ! quel enchantement ! oserons-nous passer ? » Toute la troupe se mettait à genoux, se relevait, allait au pont, baisait la terre, regardait le ciel, étendait les mains, posait le pied en tremblant, allait, revenait, était en extase ; et Rustan disait : « Pour le coup le ciel me favorise : Topaze ne savait ce qu’il disait ; les oracles étaient en ma faveur ; Ébène avait raison ; mais pourquoi n’est-il pas ici ? »

À peine la troupe fut-elle au delà du torrent que voilà le pont qui s’abîme dans l’eau avec un fracas épouvantable. « Tant mieux ! tant mieux ! s’écria Rustan ; Dieu soit loué ! le ciel soit béni ! il ne veut pas que je retourne dans mon pays, où je n’aurais été qu’un simple gentilhomme ; il veut que j’épouse ce que j’aime. Je serai prince de Cachemire ; c’est ainsi qu’en possédant ma maîtresse, je ne posséderai pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai pas, puisque je deviendrai un grand prince : voilà une grande partie de l’oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s’expliquera de même ; je suis trop heureux. Mais pourquoi Ébène n’est-il pas auprès de moi ? je le regrette mille fois plus que Topaze. »

Il avança encore quelques parasanges avec la plus grande allégresse ; mais, sur la fin du jour, une enceinte de montagnes plus roides qu’une contrescarpe, et plus hautes que n’aurait été la tour de Babel si elle avait été achevée, barra entièrement la caravane saisie de crainte.