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parait à décharger l’éléphant qui portait le dîner et le service, lorsqu’on s’aperçut que Topaze et Ébène n’étaient plus avec la petite caravane. On les appelle ; la forêt retentit des noms d’Ébène et de Topaze. Les valets les cherchent de tous côtés, et remplissent la forêt de leurs cris ; ils reviennent sans avoir rien vu, sans qu’on leur ait répondu. « Nous n’avons trouvé, dirent-ils à Rustan, qu’un vautour qui se battait avec un aigle, et qui lui ôtait toutes ses plumes. » Le récit de ce combat piqua la curiosité de Rustan ; il alla à pied sur le lieu, il n’aperçut ni vautour ni aigle ; mais il vit son éléphant, encore tout chargé de son bagage, qui était assailli par un gros rhinocéros. L’un frappait de sa corne, l’autre de sa trompe. Le rhinocéros lâcha prise à la vue de Rustan ; on ramena son éléphant, mais on ne trouva plus les chevaux. « Il arrive d’étranges choses dans les forêts quand on voyage ! » s’écriait Rustan. Les valets étaient consternés, et le maître au désespoir d’avoir perdu à la fois ses chevaux, son cher nègre, et le sage Topaze, pour lequel il avait toujours de l’amitié, quoiqu’il ne fût jamais de son avis.

L’espérance d’être bientôt aux pieds de la belle princesse de Cachemire le consolait, quand il rencontra un grand âne rayé, à qui un rustre vigoureux et terrible donnait cent coups de bâton. Rien n’est si beau, ni si rare, ni si léger à la course que les ânes de cette espèce. Celui-ci répondait aux coups redoublés du vilain par des ruades qui auraient pu déraciner un chêne. Le jeune mirza prit, comme de raison, le parti de l’âne, qui était une créature charmante. Le rustre s’enfuit en disant à l’âne : « Tu me le payeras. » L’âne remercia son libérateur en son langage, s’approcha, se laissa caresser, et caressa. Rustan monte dessus après avoir dîné, et prend le chemin de Cachemire avec ses domestiques, qui suivent, les uns à pied, les autres montés sur l’éléphant.

À peine était-il sur son âne que cet animal tourne vers Cabul, au lieu de suivre la route de Cachemire. Son maître a beau tourner la bride, donner des saccades, serrer les genoux, appuyer des éperons, rendre la bride, tirer à lui, fouetter à droite et à gauche, l’animal opiniâtre courait toujours vers Cabul.

Rustan suait, se démenait, se désespérait, quand il rencontre un marchand de chameaux qui lui dit : « Maître, vous avez là un âne bien malin qui vous mène où vous ne voulez pas aller ; si vous voulez me le céder, je vous donnerai quatre de mes chameaux à choisir. » Rustan remercia la Providence de lui avoir procuré un si bon marché. « Topaze avait grand tort, dit-il, de