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BABABEC ET LES FAKIRS.

nez : la lumière céleste est disparue[1]. — Si je suis cause, lui dis-je, que vous voyez enfin plus loin que le bout de votre nez, voilà une roupie pour réparer le mal que j’ai fait ; reprenez votre lumière céleste. »

M’étant ainsi tiré d’affaire discrètement, je passai aux autres gymnosophistes ; il y en eut plusieurs qui m’apportèrent de petits clous fort jolis, pour m’enfoncer dans les bras et dans les cuisses en l’honneur de Brama. J’achetai leurs clous, dont j’ai fait clouer mes tapis. D’autres dansaient sur les mains ; d’autres voltigeaient sur la corde lâche ; d’autres allaient toujours à cloche-pied. Il y en avait qui portaient des chaînes ; d’autres, un bât ; quelques-uns avaient leur tête dans un boisseau ; au demeurant les meilleures gens du monde. Mon ami Omri me mena dans la cellule d’un des plus fameux ; il s’appelait Bababec : il était nu comme un singe, et avait au cou une grosse chaîne qui pesait plus de soixante livres. Il était assis sur une chaise de bois, proprement garnie de petites pointes de clous qui lui entraient dans les fesses, et on aurait cru qu’il était sur un lit de satin. Beaucoup de femmes venaient le consulter ; il était l’oracle des familles, et on peut dire qu’il jouissait d’une très-grande réputation. Je fus témoin du long entretien qu’Omri eut avec lui. « Croyez-vous, lui dit-il, mon père, qu’après avoir passé par l’épreuve des sept métempsycoses, je puisse parvenir à la demeure de Brama ? — C’est selon, dit le fakir ; comment vivez-vous ? — Je tâche, dit Omri, d’être bon citoyen, bon mari, bon père, bon ami ; je prête de l’argent sans intérêt aux riches dans l’occasion, j’en donne aux pauvres ; j’entretiens la paix parmi mes voisins. — Vous mettez-vous quelquefois des clous dans le cul ? demanda le bramin. — Jamais, mon révérend père. — J’en suis fâché, répliqua le fakir, vous n’irez certainement que dans le dix-neuvième ciel ; et c’est dommage. — Comment, dit Omri, cela est fort honnête ; je suis très-content de mon lot : que m’importe du dix-neuvième ou du vingtième, pourvu que je fasse mon devoir dans mon pèlerinage, et que je sois bien reçu au dernier gîte ? N’est-ce pas assez d’être honnête homme dans ce pays-ci, et d’être ensuite heureux au pays de Brama ? Dans quel ciel prétendez-vous donc aller, vous, monsieur Bababec, avec vos clous et vos chaînes ? — Dans le trente-cinquième, dit Bababec. — Je vous trouve plaisant, répliqua Omri, de prétendre être logé plus haut que moi ; ce ne peut être assurément que l’effet d’une

  1. Quand les fakirs veulent voir la lumière céleste, ce qui est très-commun parmi eux, ils tournent les yeux vers le bout de leur nez. (Note de Voltaire.)