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« Eh quoi ! se dit Zadig à lui-même, il y a donc des hommes aussi malheureux que moi ! » L’ardeur de sauver la vie au pêcheur fut aussi prompte que cette réflexion. Il court à lui, il l’arrête, il l’interroge d’un air attendri et consolant. On prétend qu’on en est moins malheureux quand on ne l’est pas seul ; mais, selon Zoroastre, ce n’est pas par malignité, c’est par besoin. On se sent alors entraîné vers un infortuné comme vers son semblable. La joie d’un homme heureux serait une insulte ; mais deux malheureux sont comme deux arbrisseaux faibles qui, s’appuyant l’un sur l’autre, se fortifient contre l’orage.

« Pourquoi succombez-vous à vos malheurs ? dit Zadig au pêcheur.

— C’est, répondit-il, parce que je n’y vois pas de ressource. J’ai été le plus considéré du village de Derlback auprès de Babylone, et je faisais, avec l’aide de ma femme, les meilleurs fromages à la crème de l’empire. La reine Astarté et le fameux ministre Zadig les aimaient passionnément. J’avais fourni à leurs maisons six cents fromages. J’allai un jour à la ville pour être payé ; j’appris en arrivant dans Babylone que la reine et Zadig avaient disparu. Je courus chez le seigneur Zadig, que je n’avais jamais vu ; je trouvai les archers du grand desterham, qui, munis d’un papier royal, pillaient sa maison loyalement et avec ordre. Je volai aux cuisines de la reine ; quelques uns des seigneurs de la bouche me dirent qu’elle était morte ; d’autres dirent qu’elle était en prison ; d’autres prétendirent qu’elle avait pris la fuite ; mais tous m’assurèrent qu’on ne me paierait point mes fromages. J’allai avec ma femme chez le seigneur Orcan, qui était une de mes pratiques : nous lui demandâmes sa protection dans notre disgrâce. Il l’accorda à ma femme, et me la refusa. Elle était plus blanche que ces fromages à la crème qui commencèrent mon malheur ; et l’éclat de la pourpre de Tyr n’était pas plus brillant que l’incarnat qui animait cette blancheur. C’est ce qui fit qu’Orcan la retint, et me chassa de sa maison. J’écrivis à ma chère femme la lettre d’un désespéré. Elle dit au porteur : « Ah, ah ! oui ! je sais quel est l’homme qui m’écrit, j’en ai entendu parler : on dit qu’il fait des fromages à la crème excellents ; qu’on m’en apporte, et qu’on les lui paie. »

« Dans mon malheur, je voulus m’adresser à la justice. Il me restait six onces d’or : il fallut en donner deux onces à l’homme de loi que je consultai, deux au procureur qui entreprit mon affaire, deux au secrétaire du premier juge. Quand tout cela fut fait, mon procès n’était pas encore commencé, et j’avais déjà