Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome20.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
422
SERPENT.

Il y a un peu de contradiction à le peindre languissant et se dévorant lui-même. Aussi mon chirurgien Figuier n’affirme pas que les serpents qu’il a tués se soient mangés. La Genèse dit bien que nous les tuons avec le talon, mais non pas avec de la salive.

Nous sommes dans l’hiver, au 19 janvier : c’est le temps où les serpents restent chez eux. Je ne puis en trouver au mont Krapack ; mais j’exhorte tous les philosophes à cracher sur tous les serpents qu’ils rencontreront en chemin, au printemps. Il est bon de savoir jusqu’où s’étend le pouvoir de la salive de l’homme.

Il est certain que Jésus-Christ lui-même se servit de salive pour guérir un homme sourd et muet[1].

Il le prit à part ; il mit ses doigts dans ses oreilles ; il cracha sur sa langue ; et, regardant le ciel, il soupira et s’écria : Effeta. Aussitôt le sourd et muet se mit à parler.

Il se peut donc en effet que Dieu ait permis que la salive de l’homme tue les serpents ; mais il peut avoir permis aussi que mon chirurgien ait assommé des serpents à grands coups de pierre et de bâton, et il est même probable qu’ils en seraient morts, soit que le sieur Figuier eût craché, soit qu’il n’eût pas craché.

Je prie donc tous les philosophes d’examiner la chose avec attention. On peut, par exemple, quand on verra passer Fréron dans la rue, lui cracher au nez ; et, s’il en meurt, le fait sera constaté, malgré tous les raisonnements des incrédules.

Je saisis cette occasion de prier aussi les philosophes de couper le plus qu’ils pourront de têtes de limaçons à coquille : car j’atteste que la tête est revenue à des limaçons à qui je l’avais très-bien coupée. Mais ce n’est pas assez que j’en aie fait l’expérience, il faut que d’autres la fassent encore pour que la chose acquière quelque degré de probabilité : car, si j’ai fait heureusement deux fois cette expérience, je l’ai manquée trente fois ; son succès dépend de l’âge du limaçon, du temps auquel on lui coupe la tête, de l’endroit où on la lui coupe, du lieu où on le garde jusqu’à ce que la tête lui revienne.

S’il est important de savoir qu’on peut donner la mort en crachant, il est bien plus essentiel de savoir qu’il revient des têtes. L’homme vaut mieux qu’un limaçon, et je ne doute pas que, dans un temps où tous les arts se perfectionnent, on ne trouve l’art de donner une bonne tête à un homme qui n’en aura point.

  1. Marc, chapitre vii. (Note de Voltaire.)