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POPULATION.

La victoire avait fertilisé et peuplé cette terre ingrate. Une espèce de gouvernement, la plus étrange, la plus contradictoire qui ait jamais étonné les hommes, a rendu au territoire de Romulus sa première nature. Tout le pays est dépeuplé d’Orviète à Terracine. Rome, réduite à ses citoyens, ne serait pas à Londres comme un est à douze ; et en fait d’argent et de commerce, elle ne serait pas aux villes d’Amsterdam et de Londres comme un est à mille.

Ce que Rome a perdu, non-seulement l’Europe l’a regagné, mais la population a triplé presque partout depuis Charlemagne.

Je dis triplé, et c’est beaucoup ; car on ne propage point en progression géométrique. Tous les calculs qu’on a faits sur cette prétendue multiplication sont des chimères absurdes.

Si une famille d’hommes ou de singes multipliait en cette façon, la terre au bout de deux cents ans n’aurait pas de quoi les nourrir.

La nature a pourvu à conserver et à restreindre les espèces. Elle ressemble aux parques qui filaient et coupaient toujours. Elle n’est occupée que de naissances et de destructions.

Si elle a donné à l’animal homme plus d’idées, plus de mémoire qu’aux autres ; si elle l’a rendu capable de généraliser ses idées et de les combiner ; si elle l’a avantagé du don de la parole, elle ne lui a pas accordé celui de la multiplication comme aux insectes. Il y a plus de fourmis dans telle lieue carrée de bruyères, qu’il n’y a jamais eu d’hommes sur le globe.

Quand un pays possède un grand nombre de fainéants, soyez sûr qu’il est assez peuplé, puisque ces fainéants sont logés, nourris, vêtus, amusés, respectés, par ceux qui travaillent.

S’il y a trop d’habitants, si toutes les places sont prises, on va travailler et mourir à Saint-Domingue, à la Martinique à Philadelphie, à Boston.

Le point principal n’est pas d’avoir du superflu en hommes, mais de rendre ce que nous en avons le moins malheureux qu’il est possible.

Remercions la nature de nous avoir donné l’être dans la zone tempérée, peuplée presque partout d’un nombre plus que suffisant d’habitants qui cultivent tous les arts ; et tâchons de ne pas gâter notre bonheur par nos sottises.