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OVIDE.

chacun de ces éléments, tout aurait d’abord travaillé à se dégager, et qu’au bout d’un terme préfix, les parties de la terre auraient formé une masse, celles du feu une autre, et ainsi du reste, à proportion de la pesanteur et de la légèreté de chaque espèce de corps. »

Je nie à Bayle que l’expérience de la fiole eût pu se faire du temps du chaos. Je lui dis qu’Ovide et les philosophes entendaient par choses pesantes et légères celles qui le devinrent quand un dieu y eut mis la main. Je lui dis : Vous supposez que la nature eût pu s’arranger toute seule, se donner elle-même la pesanteur. Il faudrait que vous commençassiez par me prouver que la gravité est une qualité essentiellement inhérente à la matière, et c’est ce qu’on n’a jamais pu prouver. Descartes, dans son roman, a prétendu que les corps n’étaient devenus pesants que quand ses tourbillons de matière subtile avaient commencé à les pousser à un centre. Newton, dans sa véritable philosophie, ne dit point que la gravitation, l’attraction, soit une qualité essentielle à la matière. Si Ovide avait pu deviner le livre des Principes mathématiques de Newton, il vous dirait : « La matière n’était ni pesante ni en mouvement dans mon chaos ; il a fallu que Dieu lui imprimât ces deux qualités : mon chaos ne renfermait pas la force que vous lui supposez : nec quidquam nisi pondus iners » , ce n’était qu’une masse impuissante : pondus ne signifie point ici poids, il veut dire masse.

Rien ne pouvait peser avant que Dieu eut imprimé à la matière le principe de la gravitation. De quel droit un corps tendrait-il vers le centre d’un autre, serait-il attiré par un autre, pousserait-il un autre, si l’artisan suprême ne lui avait communiqué cette vertu inexplicable ? Ainsi Ovide se trouverait non-seulement un bon philosophe, mais encore un passable théologien.

Vous dites : « Un théologien scolastique avouerait sans peine que si les quatre éléments avaient existé indépendamment de Dieu avec toutes les facultés qu’ils ont aujourd’hui, ils auraient formé d’eux-mêmes cette machine du monde, et l’entretiendraient dans l’état où nous la voyons. Il doit donc reconnaître deux grands défauts dans la doctrine du chaos : l’un, et le principal, est qu’elle ôte à Dieu la création de la matière et la production des qualités propres au feu, à l’air, à la terre et à la mer ; l’autre, qu’après lui avoir ôté cela, elle le fait venir sans nécessité sur le théâtre du monde pour distribuer les places aux quatre éléments. Nos nouveaux philosophes, qui ont rejeté les qualités et les facultés de la physique péripatéticienne, trouveraient les mêmes défauts