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MOÏSE

dans cette Égypte que nous voulions éviter, et enfin près de périr entre la mer et l’armée de Pharaon !

Si vous aviez voulu nous livrer à nos ennemis, auriez-vous pris une autre route et d’autres mesures ? Dieu nous a sauvés par un miracle, dites-vous ; la mer s’est ouverte pour nous laisser passer ; mais après une telle faveur fallait-il nous faire mourir de faim et de fatigue dans les déserts horribles d’Étham, de Cadès-Barné, de Mara, d’Élim, d’Horeb, et de Sinaï ? Tous nos pères ont péri dans ces solitudes affreuses, et vous venez dire au bout de quarante ans que Dieu a eu un soin particulier de nos pères !

Voilà ce que ces Juifs murmurateurs, ces enfants injustes de Juifs vagabonds, morts dans les déserts, auraient pu dire à Moïse s’il leur avait lu l’Exode et la Genèse. Et que n’auraient-ils pas dû dire et faire à l’article du veau d’or ? Quoi ! vous osez nous conter que votre frère fit un veau pour nos pères, quand vous étiez avec Dieu sur la montagne, vous qui tantôt nous dîtes que vous avez parlé avec Dieu face à face, et tantôt que vous n’avez pu le voir que par derrière ! Mais enfin vous étiez avec ce Dieu, et votre frère jette en fonte un veau d’or en un seul jour, et nous le donne pour l’adorer ; et au lieu de punir votre indigne frère, vous le faites notre pontife, et vous ordonnez à vos lévites d’égorger vingt-trois milles hommes de votre peuple ! Nos pères l’auraient-ils souffert ? se seraient-ils laissé assommer comme des victimes par des prêtres sanguinaires ? Vous nous dites que, non content de cette boucherie incroyable, vous avez fait encore massacrer vingt-quatre mille de vos pauvres suivants, parce que l’un d’eux avait couché avec une Madianite, tandis que vous-même avez épousé une Madianite ; et vous ajoutez que vous êtes le plus doux de tous les hommes ! Encore quelques actions de cette douceur, et il ne serait plus resté personne.

Non, si vous aviez été capable d’une telle cruauté, si vous aviez pu l’exercer, vous seriez le plus barbare de tous les hommes, et tous les supplices ne suffiraient pas pour expier un si étrange crime.

Ce sont là, à peu près, les objections que font les savants à ceux qui pensent que Moïse est l’auteur du Pentateuque. Mais on leur répond que les voies de Dieu ne sont pas celles des hommes ; que Dieu a éprouvé, conduit et abandonné son peuple par une sagesse qui nous est inconnue ; que les Juifs eux-mêmes depuis plus de deux mille ans ont cru que Moïse est l’auteur de ces livres ; que l’Église, qui a succédé à la synagogue, et qui est infaillible comme elle, a décidé ce point de controverse, et que les savants doivent se taire quand l’Église parle.