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PRÉFACE D’ŒDIPE.

parce que leur langue a des inversions, et leur poésie mille libertés qui nous manquent. Chaque langue a son génie déterminé par la nature de la construction de ses phrases, par la fréquence de ses voyelles ou de ses consonnes, ses inversions, ses verbes auxiliaires, etc. Le génie de notre langue est la clarté et l’élégance ; nous ne permettons nulle licence à notre poésie, qui doit marcher, comme notre prose, dans l’ordre précis de nos idées. Nous avons donc un besoin essentiel du retour des mêmes sons pour que notre poésie ne soit pas confondue avec la prose. Tout le monde connaît ces vers[1] :

Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles humains.

Mettez à la place :

Où me cacher ? fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne funeste ;
Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pâles mortels.

Quelque poétique que soit ce morceau, fera-t-il le même plaisir, dépouillé de l’agrément de la rime ? Les Anglais et les Italiens diraient également, après les Grecs et les Romains, Les pâles humains Minos aux enfers juge, et enjamberaient avec grâce sur l’autre vers ; la manière même de réciter des vers en italien et en anglais fait sentir des syllabes longues et brèves, qui soutiennent encore l’harmonie sans besoin de rimes : nous, qui n’avons aucun de ces avantages, pourquoi voudrions-nous abandonner ceux que la nature de notre langue nous laisse ?

M. de Lamotte compare nos poëtes, c’est-à-dire nos Corneille, nos Racine, nos Despréaux, à des faiseurs d’acrostiches, et à un charlatan qui fait passer des grains de millet par le trou d’une aiguille ; il ajoute que toutes ces puérilités n’ont d’autre mérite que celui de la difficulté surmontée. J’avoue que les mauvais vers sont à peu près dans ce cas ; ils ne diffèrent de la mauvaise prose que par la rime : la rime seule ne fait ni le mérite du poëte, ni le plaisir du lecteur. Ce ne sont point seulement des dactyles et des spondées qui plaisent dans Homère et dans Virgile : ce qui enchante

  1. Racine, Phèdre, IV, vi. (B.)