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ZAÏRE.


Chère Fatime, hélas ! sais-je ce que je suis ?
Le ciel m’a-t-il jamais permis de me connaître ?
Ne m’a-t-il pas caché le sang qui m’a fait naître ?

Fatime.

Nérestan, qui naquit non loin de ce séjour,
Vous dit que d’un chrétien vous reçûtes le jour.
Que dis-je ? cette croix qui sur vous fut trouvée,
Parure de l’enfance, avec soin conservée,
Ce signe des chrétiens, que l’art dérobe aux yeux
Sous le brillant éclat d’un travail précieux ;
Cette croix, dont cent fois mes soins vous ont parée,
Peut-être entre vos mains est-elle demeurée
Comme un gage secret de la fidélité
Que vous deviez au Dieu que vous avez quitté.

Zaïre.

Je n’ai point d’autre preuve, et mon cœur qui s’ignore
Peut-il admettre un dieu que mon amant abhorre ?
La coutume, la loi plia mes premiers ans
À la religion des heureux musulmans.
Je le vois trop les soins qu’on prend de notre enfance
Forment nos sentiments, nos mœurs, notre croyance.
J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux,
Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.
L’instruction fait tout ; et la main de nos pères
Grave en nos faibles cœurs ces premiers caractères
Que l’exemple et le temps nous viennent retracer,
Et que peut-être en nous Dieu seul peut effacer.
Prisonnière en ces lieux, tu n’y fus renfermée
Que lorsque ta raison, par l’âge confirmée,
Pour éclairer ta foi te prêtait son flambeau :
Pour moi, des Sarrasins esclave en mon berceau,
La foi de nos chrétiens me fut trop tard connue.
Contre elle cependant, loin d’être prévenue,
Cette croix, je l’avoue, a souvent malgré moi
Saisi mon cœur surpris de respect et d’effroi :
J’osais l’invoquer même avant qu’en ma pensée
D’Orosmane en secret l’image fût tracée.
J’honore, je chéris ces charitables lois
Dont ici Nérestan me parla tant de fois ;
Ces lois qui, de la terre écartant les misères,
Des humains attendris font un peuple de frères ;
Obligés de s’aimer, sans doute ils sont heureux.