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SECONDE ÉPÎTRE DÉDICATOIRE.


ne peut peindre des mœurs qu’il n’a point vues ; il aura plus tôt fait cent odes et cent épîtres qu’une scène où il faut faire parler la nature.

Votre Dryden, qui d’ailleurs était un très-grand génie, mettait dans la bouche de ses héros amoureux, ou des hyperboles de rhétorique, ou des indécences, deux choses également opposées à la tendresse.

Si M. Racine fait dire à Titus[1] :

« Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois ; »


votre Dryden fait dire à Antoine :

« Ciel ! comme j’aimai ! Témoin les jours et les nuits qui suivaient en dansant sous vos pieds. Ma seule affaire était de vous parler de ma passion ; un jour venait, et ne voyait rien qu’amour ; un autre venait, et c’était de l’amour encore. Les soleils étaient las de nous regarder, et moi, je n’étais point las d’aimer. »

Il est bien difficile d’imaginer qu’Antoine ait en effet tenu de pareils discours à Cléopâtre. Dans la même pièce, Cléopâtre parle ainsi à Antoine :

« Venez à moi, venez dans mes bras, mon cher soldat ; j’ai été trop longtemps privée de vos caresses. Mais quand je vous embrasserai, quand vous serez tout à moi, je vous punirai de vos cruautés en laissant sur vos lèvres l’impression de mes ardents baisers. »

Il est très-vraisemblable que Cléopâtre parlait souvent dans ce goût, mais ce n’est point cette indécence qu’il faut représenter devant une audience respectable.

Quelques-uns de vos compatriotes ont beau dire : « C’est là la pure nature » ; on doit leur répondre que c’est précisément cette nature qu’il faut voiler avec soin.

Ce n’est pas même connaître le cœur humain, de penser qu’on doit plaire davantage en présentant ces images licencieuses ; au contraire, c’est fermer l’entrée de l’âme aux vrais plaisirs. Si tout est d’abord à découvert, on est rassasié ; il ne reste plus rien à désirer, et on arrive tout d’un coup à la langueur en croyant courir à la volupté. Voilà pourquoi la bonne compagnie a des plaisirs que les gens grossiers ne connaissent pas.

  1. Bérénice, acte II, scène II.