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ÉPÎTRE DÉDICATOIRE.


Je n’ose me flatter que les Anglais fassent à Zaïre le même honneur qu’ils ont fait à Brutus[1], dont on a joué la traduction sur le théâtre de Londres. Vous avez ici la réputation de n’être ni assez dévots pour vous soucier beaucoup du vieux Lusignan, ni assez tendres pour être touchés de Zaïre. Vous passez pour aimer mieux une intrigue de conjurés qu’une intrigue d’amants. On croit qu’à votre théâtre on bat des mains au mot de patrie, et chez nous à celui d’amour : cependant la vérité est que vous mettez de l’amour tout comme nous dans vos tragédies. Si vous n’avez pas

    fâché de les voir peu accueillir : on jouit ici avec un peu trop d’indifférence des plaisirs qu’un homme procure avec beaucoup de peine. Voici, par exemple, un spectacle représenté à la cour : on y va par étiquette, comme à une cérémonie ordinaire, sans daigner s’y intéresser, sans s’informer souvent du nom de l’auteur, que pour l’accabler en passant d’un mot de critique médisante, et souvent absurde. Enfin ce même public qui l’a applaudi va le voir tourner en ridicule au théâtre italien et à la foire, et jouit de son humiliation avec plus de joie qu’il n’a joui de ses veilles. Ce n’est pas tout : la calomnie le poursuit avec fureur ; on cherche à le perdre quand on ne peut l’avilir. Si l’homme de lettres est médiocre, il tombe dans le mépris le plus humiliant ; s’il réussit, il se fait les ennemis les plus cruels. Je sais, et il faut le dire aux étrangers pour l’honneur de ma nation, il n’y a point de pays dans l’Europe où il y ait tant de belles fondations pour les arts. Nous avons des académies de toute espèce ; mais le frelon y prend trop souvent la place de l’abeille. Ce n’est pas assez de ces honneurs frivoles souvent avilis par ceux qu’on en veut orner ; on trouve dans ces lieux avec étonnement le faiseur de madrigaux, souvent encore des gens plus obscurs, que rien ne sauve du mépris public que leur peu de renommée. Le mérite, que quelquefois on y admet, ou s’y refuse, ou s’y voit avec indignation : il semble même que, pour remplir cette place, il faille être plus accablé de la risée publique qu’honoré des applaudissements qu’on donne aux auteurs révérés. Les têtes qu’on y couronne de laurier n’en sont pas à tel point couvertes qu’on n’y découvre encore les restes du chardon qui ceignait leur front sacré. Mais quand il serait vrai que ces places fondées pour le mérite ne fussent remplies que par lui, que sont-elles sans les récompenses ? et que deviennent les arts, s’ils ne sont soutenus par les regards du maître, et par l’attrait [le] plus flatteur de la considération ? Ils peuvent dépérir au milieu des abris élevés par eux ; abris que le temps détruit tous les jours ; bâtiments dont la mémoire subsiste, et dont à peine on reconnaît la trace : les arbres plantés par Louis XIV dégénèrent faute de culture. Le public aura toujours du goût ; mais les grands maîtres manqueront : un sculpteur, dans son académie, verra des hommes médiocres à côté de lui, et n’élèvera pas sa pensée jusqu’à Girardon et [à] Puget ; un peintre se contentera d’être supérieur à son confrère, et ne songera pas à égaler le Poussin. Louis XIV donnait d’un coup d’œil une noble émulation à tous les artistes. M. Colbert, le père des arts sous ce grand roi, encourageait à la fois un Racine et un Van Robais ; il portait notre commerce et notre gloire par delà les Indes ; il étendait les libéralités de son maître sur des étrangers, étonnés d’être connus et récompensés par notre cour. Partout où était le mérite, il avait un protecteur dans Louis XIV.

  1. M. de Voltaire s’est trompé ; on a traduit et joué Zaïre en Angleterre avec beaucoup de succès (note de 1738). Voyez, ci-après, la lettre à M. le chevalier Falkener. (B.)