Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome2.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
3
AVERTISSEMENT.


Il y a dans notre édition :

Tous les chefs de l’État, lassés de ces ravages,
Cherchent un port tranquille, après tant de naufrages.
Gardez d’être réduit au hasard dangereux
De vous voir ou trahir, ou prévenir par eux.

Ces vers sont dans les règles de la syntaxe la plus exacte. Ceux qu’on a substitués dans l’édition de Paris sont de vrais solécismes, et n’ont aucun sens. Gardez d’être réduit au hasard que les chefs de l’État ne trahissent leurs vœux. De quels vœux s’agit-il ? Que veut dire Être réduit au hasard qu’un autre ne trahisse ses vœux ? On s’imagine qu’il n’y a qu’à faire des vers qui riment, que le public ne s’aperçoit pas s’ils sont bons ou mauvais, et que la rapidité de la déclamation fait disparaître les défauts du style ; mais les connaisseurs remarquent ces fautes, et ils sont blessés des barbarismes innombrables qui défigurent presque toutes nos tragédies. C’est un devoir indispensable de parler purement sa langue.

Nous avons souvent entendu dire à l’auteur que la langue était trop négligée au théâtre, et que c’est là que les règles du langage doivent être observées avec le plus de scrupule, parce que les étrangers y viennent apprendre le français. Il disait que ce qui avait nui le plus aux belles-lettres était le succès de plusieurs pièces qui, à la faveur de quelques beautés, ont fait oublier qu’elles étaient écrites dans un style barbare. On sait que Boileau, en mourant, se plaignait[1] de cette horrible décadence. Les éloges prodigués à cette barbarie ont achevé de corrompre le goût.

Les comédiens croient que les lois de l’art d’écrire, l’élégance, l’harmonie, la pureté de la langue, sont des choses inutiles ; ils coupent, ils retranchent, ils transposent tout à leur plaisir, pour se ménager des situations qui les fassent valoir. Ils substituent à des passages nécessaires des vers ineptes et ridicules ; ils en chargent leurs manuscrits ; et c’est sur ces manuscrits que des libraires ignorants impriment des choses qu’ils n’entendent point.

L’extrême abondance des ouvrages dramatiques a dégradé l’art au lieu de le perfectionner : et les amateurs des lettres, accablés sous l’immensité des volumes, n’ont pas eu même le temps de distinguer si ces ouvrages imprimés sont corrects ou non.

Les nôtres du moins le seront ; et nous pouvons assurer les étrangers qui attendent notre édition qu’ils n’y trouveront rien qui offense une langue devenue leurs délices et l’objet constant de leurs études.

  1. C’est de Crébillon que parlait Boileau.