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ŒDIPE.
Œdipe.

Il n’est pas encor temps de répandre des larmes ;
Vous apprendrez bientôt d’autres sujets d’alarmes.
Écoutez-moi, madame, et vous allez trembler.
Du sein de ma patrie il fallut m’exiler.
Je craignis que ma main, malgré moi criminelle,
Aux destins ennemis ne fût un jour fidèle ;
Et, suspect à moi-même, à moi-même odieux,
Ma vertu n’osa point lutter contre les dieux.
Je m’arrachai des bras d’une mère éplorée ;
Je partis, je courus de contrée en contrée ;
Je déguisai partout ma naissance et mon nom :
Un ami de mes pas fut le seul compagnon.
Dans plus d’une aventure, en ce fatal voyage,
Le dieu qui me guidait seconda mon courage :
Heureux si j’avais pu, dans l’un de ces combats,
Prévenir mon destin par un noble trépas !
Mais je suis réservé sans doute au parricide.
Enfin je me souviens qu’aux champs de la Phocide
(et je ne conçois pas par quel enchantement
J’oubliais jusqu’ici ce grand événement ;
La main des dieux sur moi si longtemps suspendue
Semble ôter le bandeau qu’ils mettaient sur ma vue),
Dans un chemin étroit je trouvai deux guerriers
Sur un char éclatant que traînaient deux coursiers ;
Il fallut disputer, dans cet étroit passage,
Des vains honneurs du pas le frivole avantage.
J’étais jeune et superbe, et nourri dans un rang
Où l’on puisa toujours l’orgueil avec le sang.
Inconnu, dans le sein d’une terre étrangère,
Je me croyais encore au trône de mon père ;
Et tous ceux qu’à mes yeux le sort venait offrir
Me semblaient mes sujets, et faits pour m’obéir :
Je marche donc vers eux, et ma main furieuse
Arrête des coursiers la fougue impétueuse ;
Loin du char à l’instant ces guerriers élancés
Avec fureur sur moi fondent à coups pressés.
La victoire entre nous ne fut point incertaine :
Dieux puissants, je ne sais si c’est faveur ou haine,
Mais sans doute pour moi contre eux vous combattiez ;
Et l’un et l’autre enfin tombèrent à mes pieds.
L’un d’eux, il m’en souvient, déjà glacé par l’âge,