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FANATISME.

vivants et les morts dans le respect ; les magistrats prirent leurs places ; le greffier écrivit tout sur les registres publics ; on ne peut trop constater les nouveaux miracles. On déterra un corps au choix du saint ; il pria, il se jeta à genoux, il fit de très-pieuses contorsions ; ses compagnons l’imitèrent : le mort ne donna aucun signe de vie ; on le reporta dans son trou, et on punit légèrement le ressusciteur et ses adhérents. J’ai vu depuis un de ces pauvres gens ; il m’a avoué qu’un d’eux était en péché véniel, et que le mort en pâtit, sans quoi la résurrection était infaillible.

S’il était permis de révéler la turpitude de gens à qui l’on doit le plus sincère respect, je dirais ici que Newton, le grand Newton, a trouvé dans l’Apocalypse que le pape est l’antechrist, et bien d’autres choses de cette nature ; je dirais qu’il était arien très-sérieusement. Je sais que cet écart de Newton est à celui de mon autre géomètre comme l’unité est à l’infini : il n’y a point de comparaison à faire. Mais quelle pauvre espèce que le genre humain, si le grand Newton a cru trouver dans l’Apocalypse l’histoire présente de l’Europe !

Il semble que la superstition soit une maladie épidémique dont les âmes les plus fortes ne sont pas toujours exemptes. Il y a en Turquie des gens de très-bon sens, qui se feraient empaler pour certains sentiments d’Abubeker. Ces principes une fois admis, ils raisonnent très-conséquemment ; les navariciens, les radaristes, les jabaristes, se damnent chez eux réciproquement avec des arguments très-subtils ; ils tirent tous des conséquences plausibles, mais ils n’osent jamais examiner les principes.

Quelqu’un répand dans le monde qu’il y a un géant haut de soixante et dix pieds ; bientôt après tous les docteurs examinent de quelle couleur doivent être ses cheveux, de quelle grandeur est son pouce, quelles dimensions ont ses ongles : on crie, on cabale, on se bat ; ceux qui soutiennent que le petit doigt du géant n’a que quinze lignes de diamètre font brûler ceux qui affirment que le petit doigt a un pied d’épaisseur. « Mais, messieurs, votre géant existe-t-il ? dit modestement un passant. — Quel doute horrible ! s’écrient tous ces disputants ; quel blasphème ! quelle absurdité ! » Alors ils font tous une petite trêve pour lapider le passant ; et après l’avoir assassiné en cérémonie, de la manière la plus édifiante, ils se battent entre eux comme de coutume au sujet du petit doigt et des ongles.