Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/575

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
565
LANGUES.

est de même de nos douleurs et de nos plaisirs. Ainsi toutes les langues sont imparfaites comme nous.

Elles ont toutes été faites successivement et par degrés selon nos besoins. C’est l’instinct commun à tous les hommes qui a fait les premières grammaires sans qu’on s’en aperçût. Les Lapons, les Nègres, aussi bien que les Grecs, ont eu besoin d’exprimer le passé, le présent, le futur, et ils l’ont fait ; mais comme jamais il n’y a eu d’assemblée de logiciens qui ait formé une langue, aucune n’a pu parvenir à un plan absolument régulier.

Tous les mots, dans toutes les langues possibles, sont nécessairement l’image des sensations. Les hommes n’ont pu jamais exprimer que ce qu’ils sentaient. Ainsi tout est devenu métaphore ; partout on éclaire l’âme, le cœur brûle, l’esprit voit, il compose, il unit, il divise, il s’égare, il se recueille, il se dissipe.

Toutes les nations se sont accordées à nommer souffle, esprit, âme, l’entendement humain, dont ils sentent les effets sans le voir, après avoir nommé vent, souffle, esprit, l’agitation de l’air qu’ils ne voient point.

Chez tous les peuples l’infini a été négation de fini ; immensité, négation de mesure. Il est évident que ce sont nos cinq sens qui ont produit toutes les langues, aussi bien que toutes nos idées.

Les moins imparfaites sont comme les lois : celles dans lesquelles il y a le moins d’arbitraire sont les meilleures.

Les plus complètes sont nécessairement celles des peuples qui ont le plus cultivé les arts et la société. Ainsi la langue hébraïque devait être une des langues les plus pauvres, comme le peuple qui la parlait. Comment les Hébreux auraient-ils pu avoir des termes de marine, eux qui avant Salomon n’avaient pas un bateau ? Comment les termes de la philosophie, eux qui furent plongés dans une si profonde ignorance jusqu’au temps où ils commencèrent à apprendre quelque chose dans leur transmigration à Babylone ? La langue des Phéniciens, dont les Hébreux tirèrent leur jargon, devait être très-supérieure, parce qu’elle était l’idiome d’un peuple industrieux, commerçant, riche, répandu dans toute la terre.

La plus ancienne langue connue doit être celle de la nation rassemblée le plus anciennement en corps de peuple. Elle doit être encore celle du peuple qui a été le moins subjugué, ou qui, l’ayant été, a policé ses conquérants. Et à cet égard, il est constant que le chinois et l’arabe sont les plus anciennes langues de toutes celles qu’on parle aujourd’hui.