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LANGUES.

Le latin, par exemple, est plus propre au style lapidaire que les langues modernes, à cause de leurs verbes auxiliaires qui allongent une inscription et qui l’énervent.

Le grec, par son mélange mélodieux de voyelles et de consonnes, est plus favorable à la musique que l’allemand et le hollandais.

L’italien, par des voyelles beaucoup plus répétées, sert peut-être encore mieux la musique efféminée.

Le latin et le grec étant les seules langues qui aient une vraie quantité, sont plus faites pour la poésie que toutes les autres langues du monde.

Le français, par la marche naturelle de toutes ses constructions, et aussi par sa prosodie, est plus propre qu’aucune autre à la conversation. Les étrangers, par cette raison même, entendent plus aisément les livres français que ceux des autres peuples. Ils aiment dans les livres philosophiques français une clarté de style qu’ils trouvent ailleurs assez rarement.

C’est ce qui a donné enfin la préférence au français sur la langue italienne même, qui, par ses ouvrages immortels du xvie siècle, était en possession de dominer dans l’Europe.

L’auteur du Mécanisme du langage pense dépouiller le français de cet ordre même, et de cette clarté qui fait son principal avantage. Il va jusqu’à citer des auteurs peu accrédités, et même Pluche, pour faire croire que les inversions du latin sont naturelles, et que c’est la construction naturelle du français qui est forcée. Il rapporte cet exemple tiré de la Manière d’étudier les langues. Je n’ai jamais lu ce livre, mais voici l’exemple[1] :

« Goliathum proceritatis inusitatæ virum David adolescens impacto in ejus frontem lapide prostravit, et allophylum cum inermis puer esset ei detracto gladio confecit. — Le jeune David renversa d’un coup de fronde au milieu du front Goliath, homme d’une taille prodigieuse, et tua cet étranger avec son propre sabre, qu’il lui arracha : car David était un enfant désarmé. »

Premièrement, j’avouerai que je ne connais guère de plus plat latin, ni de plus plat français, ni d’exemple plus mal choisi. Pourquoi écrire dans la langue de Cicéron un morceau d’histoire judaïque, et ne pas prendre quelque phrase de Cicéron même pour exemple ? Pourquoi me faire de ce géant Goliath un Goliathum ? Ce Goliathus était, dit-il, d’une grandeur inusitée, proceritatis inusitatæ. On ne dit inusité en aucun pays que des choses d’usage

  1. Tome I, page 76. (Note de Voltaire.)