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EXAGÉRATION.

-Christ, sans doute ? — Monsieur, c’est le cardinal Azolin ; je suis son aumônier. Il me donne des gages bien médiocres ; mais il m’a promis de me placer auprès de dona Olimpia, la belle-sœur favorite di nostrosignore. — Quoi ! vous êtes aux gages d’un cardinal ? Mais ne savez-vous pas qu’il n’y avait point de cardinaux du temps de Jésus-Christ et de saint Jean ? — Est-il possible ! s’écria le prélat italien. — Rien n’est plus vrai ; vous l’avez lu dans l’Évangile. — Je ne l’ai jamais lu, répliqua l’évêque ; je ne sais que l’office de Notre-Dame. — Il n’y avait, vous dis-je, ni cardinaux ni évêques ; et quand il y eut des évêques, les prêtres furent presque leurs égaux, à ce que Jérôme assure en plusieurs endroits. — Sainte Vierge ! dit l’Italien, je n’en savais rien ; et des papes ? — Il n’y en avait pas plus que de cardinaux. » Le bon évêque se signa ; il crut être avec l’esprit malin, et sauta en bas de la cambiature.


EXAGÉRATION[1].


C’est le propre de l’esprit humain d’exagérer. Les premiers écrivains agrandirent la taille des premiers hommes, leur donnèrent une vie dix fois plus longue que la nôtre, supposèrent que les corneilles vivaient trois cents ans, les cerfs neuf cents, et les nymphes trois mille années. Si Xerxès passe en Grèce, il traîne quatre millions d’hommes à sa suite. Si une nation gagne une bataille, elle a presque toujours perdu peu de guerriers, et tué une quantité prodigieuse d’ennemis. C’est peut-être en ce sens qu’il est dit dans les Psaumes : Omnis homo mendax.

Quiconque fait un récit a besoin d’être le plus scrupuleux de tous les hommes s’il n’exagère pas un peu pour se faire écouter. C’est là ce qui a tant décrédité les voyageurs, on se défie toujours d’eux. Si l’un a vu un chou grand comme une maison, l’autre a vu la marmite faite pour ce chou[2]. Ce n’est qu’une longue unanimité de témoignages valides qui met à la fin le sceau de la probabilité aux récits extraordinaires.

La poésie est surtout le champ de l’exagération. Tous les poëtes ont voulu attirer l’attention des hommes par des images frappantes. Si un dieu marche dans l’Iliade, il est au bout du monde à la troisième enjambée[3]. Ce n’était pas la peine de parler des

  1. Questions sur l’Encyclopédie, cinquième partie, 1771. (B.)
  2. La Fontaine, livre IX, fable ire.
  3. Iliade, livre XIII, vers 20-21.