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IMAGINATION.

beaucoup plus d’imagination dans la tête d’Archimède que dans celle d’Homère.

De même que l’imagination d’un grand mathématicien doit être d’une exactitude extrême, celle d’un grand poëte doit être très-châtiée. Il ne doit jamais présenter d’images incompatibles, incohérentes, trop exagérées, trop peu convenables au sujet.

Pulchérie, dans la tragédie d’Héraclius, dit à Phocas :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à le réduire en poudre.

(Acte I, scène iii.)

Cette exagération forcée ne paraît pas convenable à une jeune princesse qui, supposé qu’elle ait ouï dire que le tonnerre se forme des exhalaisons de la terre, ne doit pas présumer que la vapeur d’un peu de sang répandu dans une maison ira former la foudre. C’est le poëte qui parle, et non la jeune princesse. Racine n’a point de ces imaginations déplacées. Cependant, comme il faut mettre chaque chose à sa place, on ne doit pas regarder cette image exagérée comme un défaut insupportable : ce n’est que la fréquence de ces figures qui peut gâter entièrement un ouvrage.

Il serait difficile de ne pas rire de ces vers :

Quelques noires vapeurs que puissent concevoir
Et la mère et la fille ensemble au désespoir,
Tout ce qu’elles pourront enfanter de tempêtes,
Sans venir jusqu’à nous, crèvera sur nos têtes ;
Et nous érigerons, dans cet heureux séjour,
De leur haine impuissante un trophée à l’Amour.

(Corneille, Théodore, acte I, scène i.)

« Ces vapeurs de la mère et de la fille qui enfantent des tempêtes, ces tempêtes qui ne viennent point jusqu’à Placide, et qui crèvent sur les têtes pour ériger un trophée d’une haine, » sont assurément des imaginations aussi incohérentes, aussi étranges que mal exprimées. Racine, Boileau, Molière, les bons auteurs du siècle de Louis XIV, ne tombent jamais dans ce défaut puéril.

Le grand défaut de quelques auteurs qui sont venus après le siècle de Louis XIV, c’est de vouloir toujours avoir de l’imagination, et de fatiguer le lecteur par cette vicieuse abondance d’images recherchées, autant que par des rimes redoublées, dont la moitié au moins est inutile. C’est ce qui a fait tomber enfin tant de petits