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IMAGINATION.

Le célèbre Addison, dans ses onze essais sur l’imagination, dont il a enrichi les feuilles du Spectateur, dit d’abord que « le sens de la vue est celui qui fournit seul les idées à l’imagination ». Cependant il faut avouer que les autres sens y contribuent aussi. Un aveugle-né entend dans son imagination l’harmonie qui ne frappe plus son oreille ; il est à table en songe ; les objets qui ont résisté ou cédé à ses mains font encore le même effet dans sa tête. Il est vrai que le sens de la vue fournit seul les images ; et, comme c’est une espèce de toucher qui s’étend jusqu’aux étoiles, son immense étendue enrichit plus l’imagination que tous les autres sens ensemble.

Il y a deux sortes d’imagination : l’une, qui consiste à retenir une simple impression des objets ; l’autre, qui arrange ces images reçues et les combine en mille manières. La première a été appelée imagination passive ; la seconde, active. La passive ne va pas beaucoup au delà de la mémoire ; elle est commune aux hommes et aux animaux. De là vient que le chasseur et son chien poursuivent également des bêtes dans leurs rêves, qu’ils entendent également le bruit des cors, que l’un crie et l’autre jappe en dormant. Les hommes et les bêtes font alors plus que se ressouvenir, car les songes ne sont jamais des images fidèles. Cette espèce d’imagination compose les objets ; mais ce n’est point en elle l’entendement qui agit, c’est la mémoire qui se méprend.

Cette imagination passive n’a certainement besoin du secours de notre volonté, ni dans le sommeil, ni dans la veille : elle se peint malgré nous ce que nos yeux ont vu, elle entend ce que nous avons entendu, et touche ce que nous avons touché ; elle y ajoute, elle en diminue. C’est un sens intérieur qui agit nécessairement : aussi rien n’est-il plus commun que d’entendre dire : « On n’est pas le maître de son imagination. »

C’est ici qu’on doit s’étonner et se convaincre de son peu de pouvoir. D’où vient qu’on fait quelquefois en songe des discours suivis et éloquents, des vers meilleurs qu’on n’en ferait sur le même sujet étant éveillé ? que l’on résout même des problèmes de mathématiques ? Voilà certainement des idées très-combinées qui ne dépendent de nous en aucune manière. Or, s’il est incontestable que des idées suivies se forment dans nous, malgré nous, pendant notre sommeil, qui nous assurera qu’elles ne sont pas produites de même dans la veille ? Est-il un homme qui prévoie l’idée qu’il aura dans une minute ? Ne paraît-il pas qu’elles nous sont données comme les mouvements de nos fibres ? Et si le P. Malebranche s’en était tenu à dire que toutes les idées sont données de Dieu, aurait-on pu le combattre ?