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IMAGINATION.

Vous prononcez le mot de triangle ; mais vous ne prononcez qu’un son, si vous ne vous représentez pas l’image d’un triangle quelconque. Vous n’avez certainement eu l’idée d’un triangle que parce que vous en avez vu, si vous avez des yeux, ou touché, si vous êtes aveugle. Vous ne pouvez penser au triangle en général, si votre imagination ne se figure, au moins confusément, quelque triangle particulier. Vous calculez, mais il faut que vous vous représentiez des unités redoublées ; sans quoi il n’y a que votre main qui opère.

Vous prononcez les termes abstraits grandeur, vérité, justice, fini, infini ; mais ce mot grandeur est-il autre chose qu’un mouvement de votre langue qui frappe l’air, si vous n’avez pas l’image de quelque grandeur ? Que veulent dire ces mots vérité, mensonge, si vous n’avez pas aperçu par vos sens que telle chose qu’on vous avait dit être existait en effet, et que telle autre n’existait pas ? Et de cette expérience ne composez-vous pas l’idée générale de vérité et de mensonge ? Et quand on vous demande ce que vous entendez par ces mots, pouvez-vous vous empêcher de vous figurer quelque image sensible qui vous fait souvenir qu’on vous a dit quelquefois ce qui était, et fort souvent ce qui n’était point ?

Avez-vous la notion de juste et d’injuste autrement que par des actions qui vous ont paru telles ? Vous avez commencé dans votre enfance par apprendre à lire sous un maître : vous aviez envie de bien épeler, et vous avez mal épelé ; votre maître vous a battu, cela vous a paru très-injuste. Vous avez vu le salaire refusé à un ouvrier, et cent autres choses pareilles. L’idée abstraite du juste et de l’injuste est-elle autre chose que ces faits confusément mêlés dans votre imagination ?

Le fini est-il dans votre esprit autre chose que l’image de quelque mesure bornée ? L’infini est-il autre chose que l’image de cette même mesure que vous prolongez sans trouver fin ? Toutes ces opérations ne sont-elles pas dans vous à peu près de la même manière que vous lisez un livre ? Vous y lisez les choses, et vous ne vous occupez pas des caractères de l’alphabet, sans lesquels pourtant vous n’auriez aucune notion de ces choses : faites-y un moment d’attention, et alors vous apercevrez ces caractères sur lesquels glissait votre vue. Ainsi tous vos raisonnements, toutes vos connaissances sont fondées sur des images tracées dans votre cerveau. Vous ne vous en apercevez pas ; mais arrêtez-vous un moment pour y songer, et alors vous voyez que ces images sont la base de toutes vos notions. C’est au lecteur à peser cette idée, à l’étendre, à la rectifier.