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IGNORANCE.

La lumière qui m’a fait voir tous ces êtres m’est inconnue : je peux, avec le secours du prisme, anatomiser cette lumière, et la diviser en sept faisceaux de rayons ; mais je ne peux diviser ces faisceaux ; j’ignore de quoi ils sont composés. La lumière tient de la matière, puisqu’elle a un mouvement et qu’elle frappe les objets ; mais elle ne tend point vers un centre comme tous les autres corps : au contraire, elle s’échappe invinciblement du centre, tandis que toute matière pèse vers son centre. La lumière paraît pénétrable, et la matière est impénétrable. Cette lumière est- elle matière ? ne l’est-elle pas ? qu’est-elle ? de quelles innombrables propriétés peut-elle être revêtue ? je l’ignore.

Cette substance si brillante, si rapide et si inconnue, et ces autres substances qui nagent dans l’immensité de l’espace, sont-elles éternelles comme elles semblent infinies ? Je n’en sais rien. Un être nécessaire, souverainement intelligent, les a-t-il créées de rien, ou les a-t-il arrangées ? a-t-il produit cet ordre dans le temps ou avant le temps ? Hélas ! qu’est-ce que ce temps même dont je parle ? je ne puis le définir. Dieu ! il faut que tu m’instruises, car je ne suis éclairé ni par les ténèbres des autres hommes, ni par les miennes.

Qui es-tu, toi, animal à deux pieds, sans plumes, comme moi-même, que je vois ramper comme moi sur ce petit globe ? Tu arraches comme moi quelques fruits à la boue qui est notre nourrice commune. Tu vas à la selle, et tu penses ! Tu es sujet à toutes les maladies les plus dégoûtantes, et tu as des idées métaphysiques ! J’aperçois que la nature t’a donné deux espèces de fesses par devant, et qu’elle me les a refusées ; elle t’a percé au bas de ton abdomen un si vilain trou que tu es porté naturellement à le cacher. Tantôt ton urine, tantôt des animaux pensants sortent par ce trou ; ils nagent neuf mois dans une liqueur abominable entre cet égout et un autre cloaque, dont les immondices accumulées seraient capables d’empester la terre entière ; et cependant ce sont ces deux trous qui ont produit les plus grands événements. Troie périt pour l’un ; Alexandre et Adrien ont érigé des temples à l’autre. L’âme immortelle a donc son berceau entre ces deux cloaques ![1] Vous me dites, madame, que cette description n’est ni dans le goût de Tibulle, ni dans celui de Quinault :

  1. Cette dernière phrase n’existait pas en 1765 ; mais elle est dans l’édition in-4o, tome XIV des Œuvres, volume II des Mélanges, daté de 1771. (B.)