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IDENTITÉ.

Il en est ainsi d’un arbre dont une branche cassée par le vent aurait fendu la tête de votre grand-père. Ce n’est plus le même arbre, toutes ses parties ont fait place à d’autres. La branche qui a tué votre grand-père n’est point à cet arbre ; elle n’existe plus.

On a donc demandé comment un homme qui aurait absolument perdu la mémoire avant sa mort, et dont les membres seraient changés en d’autres substances, pourrait être puni de ses fautes, ou récompensé de ses vertus quand il ne serait plus lui-même ? J’ai lu dans un livre connu[1] cette demande et cette réponse :

« Demande. Comment pourrai-je être récompensé ou puni quand je ne serai plus, quand il ne restera rien de ce qui aura constitué ma personne ? ce n’est que par ma mémoire que je suis toujours moi. Je perds ma mémoire dans ma dernière maladie ; il faudra donc après ma mort un miracle pour me la rendre, pour me faire rentrer dans mon existence perdue.

« Réponse. C’est-à-dire que si un prince avait égorgé sa famille pour régner, s’il avait tyrannisé ses sujets, il en serait quitte pour dire à Dieu : Ce n’est pas moi, j’ai perdu la mémoire ; vous vous méprenez, je ne suis plus la même personne. Pensez-vous que Dieu fût bien content de ce sophisme ? »

Cette réponse est très-louable, mais elle ne résout pas entièrement la question.

Il s’agit d’abord de savoir si l’entendement et la sensation sont une faculté donnée de Dieu à l’homme, ou une substance créée : ce qui ne peut guère se décider par la philosophie, qui est si faible et si incertaine.

Ensuite il faut savoir si l’âme, étant une substance, et ayant perdu toute connaissance du mal qu’elle a pu faire, étant aussi étrangère à tout ce qu’elle a fait avec son corps qu’à tous les autres corps de notre univers, peut et doit, selon notre manière de raisonner, répondre dans un autre univers des actions dont elle n’a aucune connaissance ; s’il ne faudrait pas en effet un miracle pour donner à cette âme le souvenir qu’elle n’a plus, pour la rendre présente aux délits anéantis dans son entendement, pour la faire la même personne qu’elle était sur terre ; ou bien si Dieu la jugerait à peu près comme nous condamnons sur la terre un coupable, quoiqu’il ait absolument oublié ses crimes manifestes. Il ne s’en souvient plus ; mais nous nous en souvenons


  1. Ce livre connu, que cite ici Voltaire, était le Dictionnaire philosophique. Voyez l’Avertissement de Beuchot, tome XVII, et page 68 du tome XVIII.