Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/390

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
380
380
HOMME.

l’instinct des pigeons et des rossignols les force à nourrir leurs petits. On a donc bien perdu son temps à écrire ces fadaises abominables.

Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes n’est-il pas de supposer toujours la nature autrement qu’elle n’est ? Si les satires de l’homme et de la femme, écrites par Boileau, n’étaient pas des plaisanteries, elles pécheraient par cette faute essentielle de supposer tous les hommes fous et toutes les femmes impertinentes.

Le même auteur, ennemi de la société, semblable au renard sans queue[1], qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s’exprime ainsi d’un style magistral :

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnées au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne[2] ! »

Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain ; et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : Imitons notre voisin ; il a enclos son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager, son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et nous l’aiderons : chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines, à qui cet extravagant veut nous faire ressembler.

Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?

Quelle est donc l’espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ? N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ?

Il est vrai que si toutes les haies, toutes les forêts, toutes les



  1. Voyez les Fables de La Fontaine, V, v.
  2. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, seconde partie.