Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/389

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
379
379
HOMME.

boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l’homme, c’est l’éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul perdrait bientôt la faculté de penser et de s’exprimer ; il serait à charge à lui-même ; il ne parviendrait qu’à se métamorphoser en bête. L’excès d’un orgueil impuissant, qui s’élève contre l’orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C’est alors qu’elle s’est dépravée. Elle s’en punit elle-même : son orgueil fait son supplice ; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d’être méprisée et oubliée ; elle s’est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.

On a franchi les bornes de la folie ordinaire jusqu’à dire « qu’il n’est pas naturel qu’un homme s’attache à une femme pendant les neuf mois de sa grossesse ; l’appétit satisfait, dit l’auteur de ces paradoxes, l’homme n’a plus besoin de telle femme, ni la femme de tel homme ; celui-ci n’a pas le moindre souci, ni peut-être la moindre idée des suites de son action. L’un s’en va d’un côté, l’autre d’un autre ; et il n’y a pas d’apparence qu’au bout de neuf mois ils aient la mémoire de s’être connus... Pourquoi la secourra-t-il après l’accouchement ? Pourquoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu’il ne sait pas seulement lui appartenir[1] » ?

Tout cela est exécrable ; mais heureusement rien n’est plus faux. Si cette indifférence barbare était le véritable instinct de la nature, l’espèce humaine en aurait presque toujours usé ainsi. L’instinct est immuable ; ses inconstances sont très-rares. Le père aurait toujours abandonné la mère, la mère aurait abandonné son enfant, et il y aurait bien moins d’hommes sur la terre qu’il n’y a d’animaux carnassiers : car les bêtes farouches, mieux pourvues, mieux armées, ont un instinct plus prompt, des moyens plus sûrs, et une nourriture plus assurée que l’espèce humaine.

Notre nature est bien différente de l’affreux roman que cet énergumène a fait d’elle. Excepté quelques âmes barbares entièrement abruties, ou peut-être un philosophe plus abruti encore, les hommes les plus durs aiment, par un instinct dominant, l’enfant qui n’est pas encore né, le ventre qui le porte, et la mère qui redouble d’amour pour celui dont elle a reçu dans son sein le germe d’un être semblable à elle.

L’instinct des charbonniers de la Forêt-Noire leur parle aussi haut, les anime aussi fortement en faveur de leurs enfants, que




  1. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.