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GRÂCE (DE LA).

les hommes, quoique le genre humain, selon eux, soit livré aux flammes éternelles, à l’exception d’un très-petit nombre ; les autres n’admettent la grâce que pour les chrétiens de leur communion ; les autres enfin, que pour les élus de cette communion.

Il est évident qu’une grâce générale qui laisse l’univers dans le vice, dans l’erreur et dans le malheur éternel, n’est point une grâce, une faveur, un privilége, mais que c’est une contradiction dans les termes.

La grâce particulière est, selon les théologiens :

Ou suffisante, et cependant on y résiste : en ce cas elle ne suffit pas ; elle ressemble à un pardon donné par un roi à un criminel, qui n’en est pas moins livré au supplice ;

Ou efficace, à laquelle on ne résiste jamais, quoiqu’on y puisse résister ; et en ce cas, les justes ressemblent à des convives affamés à qui on présente des mets délicieux, dont ils mangeront sûrement, quoique en général ils soient supposés pouvoir n’en point manger ;

Ou nécessitante, à laquelle on ne peut se soustraire ; et ce n’est autre chose que l’enchaînement des décrets éternels et des événements.

On se gardera bien d’entrer ici dans le détail immense et rebattu de toutes les subtilités et de cet amas de sophismes dont on a embarrassé ces questions. L’objet de ce Dictionnaire n’est point d’être le vain écho de tant de vaines disputes.

Saint Thomas appelle la grâce une forme substantielle ; et le jésuite Bouhours la nomme un je ne sais quoi : c’est peut-être la meilleure définition qu’on en ait jamais donnée.

Si les théologiens avaient eu pour but de jeter du ridicule sur la Providence, ils ne s’y seraient pas pris autrement qu’ils ont fait : d’un côté les thomistes assurent que l’homme, en recevant la grâce efficace, n’est pas libre dans le sens composé, mais qu’il est libre dans le sens divisé ; de l’autre, les molinistes inventent la science moyenne de Dieu et le congruisme ; on imagine des grâces excitantes, des prévenantes, des concomitantes, des coopérantes.

Laissons là toutes ces mauvaises plaisanteries que les théologiens ont faites sérieusement. Laissons là tous leurs livres, et que chacun consulte le sens commun : il verra que tous les théologiens se sont trompés avec sagacité, parce qu’ils ont tous raisonné d’après un principe évidemment faux. Ils ont supposé que Dieu agit par des voies particulières. Or un Dieu éternel, sans lois générales, immuables et éternelles, est un être de raison, un fantôme, un dieu de la fable.