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GOUVERNEMENT.

principales villes me parurent plus opulentes que jamais ; le luxe était augmenté, et on ne respirait que le plaisir. Je ne pouvais concevoir ce prodige. Je n’en ai vu enfin la cause qu’en examinant le gouvernement de ses voisins ; j’ai conçu qu’ils étaient tout aussi mal gouvernés que cette nation, et qu’elle était plus industrieuse qu’eux tous.

Un provincial de ce pays dont je parle se plaignait un jour amèrement de toutes les vexations qu’il éprouvait. Il savait assez bien l’histoire ; on lui demanda s’il se serait cru plus heureux il y a cent ans, lorsque dans son pays, alors barbare, on condamnait un citoyen à être pendu pour avoir mangé gras en carême ? Il secoua la tête. « Aimeriez-vous les temps des guerres civiles qui commencèrent à la mort de François II, ou ceux des défaites de Saint-Quentin et de Pavie, ou les longs désastres des guerres contre les Anglais, ou l’anarchie féodale, et les horreurs de la seconde race, et les barbaries de la première ? » À chaque question il était saisi d’effroi. Le gouvernement des Romains lui parut le plus intolérable de tous. « Il n’y a rien de pis, disait-il, que d’appartenir à des maîtres étrangers. » On en vint enfin aux druides. « Ah ! s’écria-t-il, je me trompais ; il est encore plus horrible d’être gouverné par des prêtres sanguinaires. » Il conclut enfin, malgré lui, que le temps où il vivait était, à tout prendre, le moins odieux.

SECTION IV[1].

Un aigle gouvernait les oiseaux de tout le pays d’Ornithie. Il est vrai qu’il n’avait d’autre droit que celui de son bec et de ses serres. Mais enfin, après avoir pourvu à ses repas et à ses plaisirs, il gouverna aussi bien qu’aucun autre oiseau de proie.

Dans sa vieillesse, il fut assailli par des vautours affamés qui vinrent du fond du Nord désoler toutes les provinces de l’aigle. Parut alors un chat-huant, né dans un des plus chétifs buissons de l’empire, et qu’on avait longtemps appelé lucifugax[2]. Il était rusé : il s’associa avec des chauves-souris ; et tandis que les vautours se battaient contre l’aigle, notre hibou et sa troupe entrèrent habilement en qualité de pacificateurs dans l’aire qu’on se disputait.

L’aigle et les vautours, après une assez longue guerre, s’en rapportèrent à la fin au hibou, qui avec sa physionomie grave sut en imposer aux deux partis.

  1. Voyez la note 2 de la page 284.
  2. Voyez la note, tome XVIII, page 484.