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GOUVERNEMENT.

prendre comment des provinces du royaume sont étrangères au royaume.

Il y a quelque temps qu’en changeant de chevaux, et me sentant affaibli de fatigue, je demandai un verre de vin au maître de la poste. « Je ne saurais vous le donner, me dit-il ; les commis à la soif, qui sont en très-grand nombre, et tous fort sobres, me feraient payer le trop bu, ce qui me ruinerait.

— Ce n’est point trop boire, lui dis-je, que de se sustenter d’un verre de vin ; et qu’importe que ce soit vous ou moi qui ait avalé ce verre ?

— Monsieur, répliqua-t-il, nos lois sur la soif sont bien plus belles que vous ne pensez. Dès que nous avons fait la vendange, les locataires du royaume nous députent des médecins qui viennent visiter nos caves. Ils mettent à part autant de vin qu’ils jugent à propos de nous en laisser boire pour notre santé. Ils reviennent au bout de l’année ; et s’ils jugent que nous avons excédé d’une bouteille l’ordonnance, ils nous condamnent à une forte amende ; et pour peu que nous soyons récalcitrants, on nous envoie à Toulon boire de l’eau de la mer. Si je vous donnais le vin que vous me demandez, on ne manquerait pas de m’accuser d’avoir trop bu : vous voyez ce que je risquerais avec les intendants de notre santé. »

J’admirai ce régime ; mais je ne fus pas moins surpris lorsque je rencontrai un plaideur au désespoir, qui m’apprit qu’il venait de perdre au delà du ruisseau le plus prochain le même procès qu’il avait gagné la veille au deçà. Je sus par lui qu’il y a dans le pays autant de codes différents que de villes. Sa conversation excita ma curiosité, « Notre nation est si sage, me dit-il, qu’on n’y a rien réglé. Les lois, les coutumes, les droits des corps, les rangs, les prééminences, tout y est arbitraire, tout y est abandonné à la prudence de la nation. »

J’étais encore dans le pays lorsque ce peuple eut une guerre avec quelques-uns de ses voisins. On appelait cette guerre la ridicule, parce qu’il y avait beaucoup à perdre, et rien à gagner. J’allai voyager ailleurs, et je ne revins qu’à la paix. La nation, à mon retour, paraissait dans la dernière misère ; elle avait perdu son argent, ses soldats, ses flottes, son commerce. Je dis : « Son dernier jour est venu, il faut que tout passe ; voilà une nation anéantie : c’est dommage, car une grande partie de ce peuple était aimable, industrieuse, et fort gaie, après avoir été autrefois grossière, superstitieuse et barbare. »

Je fus tout étonné qu’au bout de deux ans sa capitale et ses