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GOÛT.

Le grand bonheur de la France fut d’avoir dans Louis XIV un roi qui était né avec du goût.

. . . . . . . . . . . Pauci, quos æquus amavit
Jupiter, aut ardens evexit ad æthera virtus,
Dis geniti, potuere. . . . . . . . . . . . . . . .

(Virg., Æn., VI, 129-131.)

C’est en vain qu’Ovide (Métam., I, 86) a dit que Dieu nous créa pour regarder le ciel : Erectos ad sidera tollere vultus ; les hommes sont presque tous courbés vers la terre[1].

Pourquoi une statue informe, un mauvais tableau où les figures sont estropiées, n’ont-ils jamais passé pour des chefs-d’œuvre ? Pourquoi jamais une maison chétive et sans aucune proportion n’a-t-elle été regardée comme un beau monument d’architecture ? D’où vient qu’en musique des sons aigres et discordants n’ont flatté l’oreille de personne, et que cependant de très-mauvaises tragédies barbares, écrites dans un style d’Allobroge, ont réussi, même après les scènes sublimes qu’on trouve dans Corneille, et les tragédies touchantes de Racine, et le peu de pièces bien écrites qu’on peut avoir eues depuis cet élégant poëte ? Ce n’est qu’au théâtre qu’on voit quelquefois réussir des ouvrages détestables, soit tragiques, soit comiques.

Quelle en est la raison ? C’est que l’illusion ne règne qu’au théâtre ; c’est que le succès y dépend de deux ou trois acteurs, quelquefois d’un seul, et surtout d’une cabale qui fait tous ses efforts, tandis que les gens de goût n’en font aucun. Cette cabale subsiste souvent une génération entière. Elle est d’autant plus active que son but est bien moins d’élever un auteur que d’en abaisser un autre. Il faut un siècle pour mettre aux choses leur véritable prix dans ce seul genre.

Ce sont les gens de goût seuls qui gouvernent à la longue l’empire des arts. Le Poussin fut obligé de sortir de France pour laisser la place à un mauvais peintre. Le Moine se tua de désespoir. Vanloo fut prêt d’aller exercer ailleurs ses talents. Les connaisseurs seuls les ont mis tous trois à leur place. On voit souvent en tout genre les plus mauvais ouvrages avoir un succès prodigieux. Les solécismes, les barbarismes, les sentiments les plus faux, l’ampoulé le plus ridicule, ne sont pas sentis pendant un temps, parce que la cabale et le sot enthousiasme du vulgaire

  1. Fin de l’article dans les Questions sur l’Encyclopédie, en 1771 ; le reste parut dans le Supplément, neuvième partie, 1772. (B.)