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GOÛT.
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DU GOÛT PARTICULIER D’UNE NATION.

Il est des beautés de tous les temps et de tous les pays, mais il est aussi des beautés locales. L’éloquence doit être partout persuasive ; la douleur, touchante ; la colère, impétueuse ; la sagesse, tranquille ; mais les détails qui pourront plaire à un citoyen de Londres pourront ne faire aucun effet sur un habitant de Paris : les Anglais tireront plus heureusement leurs comparaisons, leurs métaphores de la marine, que ne feront des Parisiens, qui voient rarement des vaisseaux. Tout ce qui tiendra de près à la liberté d’un Anglais, à ses droits, à ses usages, fera plus d’impression sur lui que sur un Français.

La température du climat introduira dans un pays froid et humide un goût d’architecture, d’ameublements, de vêtements, qui sera fort bon, et qui ne pourra être reçu à Rome, en Sicile.

Théocrite et Virgile ont dû vanter l’ombrage et la fraîcheur des eaux dans leurs églogues : Thomson, dans sa description des saisons, aura dû faire des descriptions toutes contraires.

Une nation éclairée, mais peu sociable, n’aura point les mêmes ridicules qu’une nation aussi spirituelle, mais livrée à la société jusqu’à l’indiscrétion ; et ces deux peuples conséquemment n’auront pas la même espèce de comédie.

La poésie sera différente chez le peuple qui renferme les femmes, et chez celui qui leur accorde une liberté sans bornes.

Mais il sera toujours vrai de dire que Virgile a mieux peint ses tableaux que Thomson n’a point les siens, et qu’il y a eu plus de goût sur les bords du Tibre que sur ceux de la Tamise ; que les scènes naturelles du Pastor fido sont incomparablement supérieures aux bergeries de Racan ; que Racine et Molière sont des hommes divins à l’égard des auteurs des autres théâtres.

DU GOÛT DES CONNAISSEURS.

En général le goût fin et sûr consiste dans le sentiment prompt d’une beauté parmi des défauts, et d’un défaut parmi des beautés.

Le gourmet est celui qui discernera le mélange de deux vins, qui sentira ce qui domine dans un mets, tandis que les autres convives n’auront qu’un sentiment confus et égaré.

Ne se trompe-t-on pas quand on dit que c’est un malheur d’avoir le goût trop délicat, d’être trop connaisseur; qu’alors on est trop choqué des défauts, et trop insensible aux beautés ;