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FORCE PHYSIQUE.

Or, comme il faut élever à chaque seconde une force de vingt-huit mille quatre-vingts, il résulte de là que pour exécuter la machine proposée à l’Hôtel de Ville de Paris on avait besoin de onze cent vingt-trois hommes ou de cent soixante chevaux ; encore aurait-il fallu supposer que la machine fût sans frottement. Plus la machine est grande, plus les frottements sont considérables : ils vont souvent à un tiers de la force mouvante ou environ ; ainsi il aurait fallu, suivant un calcul très-modéré, deux cent treize chevaux, ou quatorze cent quatre-vingt-dix-sept hommes.

Ce n’est pas tout : ni les hommes ni les chevaux ne peuvent travailler vingt-quatre heures sans manger et sans dormir. Il eût donc fallu doubler au moins le nombre des hommes, ce qui aurait exigé deux mille neuf cent quatre-vingt-quatorze hommes, ou quatre cent vingt-six chevaux.

Ce n’est pas tout encore : ces hommes et ces chevaux, en douze heures, doivent en prendre quatre pour manger et se reposer. Ajoutez donc un tiers ; il aurait fallu à l’inventeur de cette belle machine l’équivalent de cinq cent soixante-huit chevaux, ou trois mille neuf cent quatre-vingt-douze hommes.

Le célèbre maréchal de Saxe tomba dans le même mécompte quand il construisit une galère qui devait remonter la rivière de Seine en vingt-quatre heures, par le moyen de deux chevaux qui devaient faire mouvoir des rames.

Vous trouvez dans l’Histoire ancienne de Rollin, remplie d’ailleurs d’une morale judicieuse, les paroles suivantes :

« Archimède se met en devoir de satisfaire la juste et raisonnable curiosité de son parent et de son ami Hiéron, roi de Syracuse. Il choisit une des galères qui étaient dans le port, la fait tirer à terre avec beaucoup de travail et à force d’hommes, y fait mettre sa charge ordinaire, et, par-dessus sa charge, autant d’hommes qu’elle en peut tenir. Ensuite se mettant à quelque distance, assis à son aise, sans travail, sans le moindre effort, en remuant seulement de la main le bout d’une machine à plusieurs cordes et poulies qu’il avait préparée, il ramena la galère à lui par terre aussi doucement et aussi uniment que si elle n’avait fait que fendre les flots. »

Que l’on considère, après ce récit, qu’une galère remplie d’hommes, chargée de ses mâts, de ses rames et de son poids ordinaire, devait peser au moins quatre cent mille livres ; qu’il fallait une force supérieure pour la tenir en équilibre et la faire mouvoir ; que cette force devait être au moins de quatre cent vingt mille livres ; que les frottements pouvaient être la moitié de la puissance