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CATÉCHISME DU JAPONAIS.

peuples du Tangut, il levait chez nous de nouveaux subsides. Notre nation se plaignit souvent, mais sans aucun fruit ; et même chaque plainte finissait par payer un peu davantage. Enfin l’amour, qui fait tout pour le mieux, nous délivra de cette servitude. Un de nos empereurs[1] se brouilla avec le grand-lama pour une femme ; mais il faut avouer que ceux qui nous servirent le plus dans cette affaire furent nos canusi, autrement pauxcospie[2] ; c’est à eux que nous avons l’obligation d’avoir secoué le joug ; et voici comment.

Le grand-lama avait une plaisante manie, il croyait avoir toujours raison ; notre daïri et nos canusi voulurent avoir du moins raison quelquefois. Le grand-lama trouva cette prétention absurde ; nos canusi n’en démordirent point, et ils rompirent pour jamais avec lui.

L’INDIEN.

Eh bien ! depuis ce temps-là vous avez été sans doute heureux et tranquilles ?

LE JAPONAIS.

Point du tout ; nous nous sommes persécutés, déchirés, dévorés, pendant près de deux siècles. Nos canusi voulaient en vain avoir raison ; il n’y a que cent ans qu’ils sont raisonnables. Aussi depuis ce temps-là pouvons-nous hardiment nous regarder comme une des nations les plus heureuses de la terre.

L’INDIEN.

Comment pouvez-vous jouir d’un tel bonheur, s’il est vrai, ce qu’on m’a dit, que vous ayez douze factions de cuisine dans votre empire ? Vous devez avoir douze guerres civiles par an.

LE JAPONAIS.

Pourquoi ? S’il y a douze traiteurs dont chacun ait une recette différente, faudra-t-il pour cela se couper la gorge au lieu de dîner ? Au contraire, chacun fera bonne chère à sa façon chez le cuisinier qui lui agréera davantage.

L’INDIEN.

Il est vrai qu’on ne doit point disputer des goûts ; mais on en dispute, et la querelle s’échauffe.

LE JAPONAIS.

Après qu’on a disputé bien longtemps, et qu’on a vu que toutes

  1. Henri VIII se brouilla avec le pape Clément VII, qui refusait de déclarer nul le mariage de ce roi avec Catherine d’Aragon, et épousa Anne de Boulen. Voyez tome XII, page 311 et suivantes.
  2. Pauxcospie, anagramme d’épiscopaux. (Note de Voltaire.)