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DISTANCE.

vois un homme à quatre pieds de moi que quand je vois le même homme à huit pieds de moi. Cependant je vois toujours cet homme de la même grandeur. Comment mon sentiment contredit-il ainsi le mécanisme de mes organes ? L’objet est réellement une fois plus petit dans mes yeux, et je le vois une fois plus grand. C’est en vain qu’on veut expliquer ce mystère par le chemin que suivent les rayons, ou par la forme que prend le cristallin dans nos yeux. Quelque supposition que l’on fasse, l’angle sous lequel je vois un homme à quatre pieds de moi est toujours à peu près double de l’angle sous lequel je le vois à huit pieds. La géométrie ne résoudra jamais ce problème ; la physique y est également impuissante : car vous avez beau supposer que l’œil prend une nouvelle conformation, que le cristallin s’avance, que l’angle s’agrandit, tout cela s’opérera également pour l’objet qui est à huit pas, et pour l’objet qui est à quatre. La proportion sera toujours la même ; si vous voyiez l’objet à huit pas sous un angle de moitié plus grand qu’il ne doit être, vous verriez aussi l’objet à quatre pas sous un angle de moitié plus grand ou environ. Donc ni la géométrie ni la physique ne peuvent expliquer cette difficulté.

Ces lignes et ces angles géométriques ne sont pas plus réellement la cause de ce que nous voyons les objets à leur place que de ce que nous les voyons de telles grandeurs et à telle distance. L’âme ne considère pas si telle partie va se peindre au bas de l’œil ; elle ne rapporte rien à des lignes qu’elle ne voit point. L’œil se baisse seulement pour voir ce qui est près de la terre, et se relève pour voir ce qui est au-dessus de la terre. Tout cela ne pouvait être éclairci et mis hors de toute contestation que par quelque aveugle-né à qui on aurait donné le sens de la vue. Car si cet aveugle, au moment qu’il eût ouvert les yeux, eût jugé des distances, des grandeurs et des situations, il eût été vrai que les angles optiques, formés tout d’un coup dans sa rétine, eussent été les causes immédiates de ses sentiments. Aussi le docteur Berkeley assurait, d’après M. Locke (et allant même en cela plus loin que Locke), que ni situation, ni grandeur, ni distance, ni figure, ne serait aucunement discernée par cet aveugle, dont les yeux recevraient tout d’un coup la lumière.

On trouva enfin, en 1729, l’aveugle-né dont dépendait la décision indubitable de cette question. Le célèbre Cheselden, un de ces fameux chirurgiens qui joignent l’adresse de la main aux plus grandes lumières de l’esprit, ayant imaginé qu’on pouvait donner la vue à cet aveugle-né, en lui abaissant ce qu’on appelle des