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DISTANCE.

sation de mollesse ; et les vibrations de l’air, excitées par le corps sonore, sont la plus prochaine cause de ma sensation du son. Or, si je ne puis avoir ainsi immédiatement une idée de distance, il faut donc que je connaisse cette dislance par le moyen d’une autre idée intermédiaire ; mais il faut au moins que j’aperçoive cette idée intermédiaire : car une idée que je n’aurais point ne servira certainement pas à m’en faire avoir une autre.

On dit qu’une telle maison est à un mille d’une telle rivière ; mais si je ne sais pas où est cette rivière, je ne sais certainement pas où est cette maison. Un corps cède aisément à l’impression de ma main : je conclus immédiatement sa mollesse. Un autre résiste ; je sens immédiatement sa dureté. Il faudrait donc que je sentisse les angles formés dans mon œil, pour en conclure immédiatement les distances des objets. Mais la plupart des hommes ne savent pas même si ces angles existent : donc il est évident que ces angles ne peuvent être la cause immédiate de ce que vous connaissez les distances.

Celui qui, pour la première fois de sa vie, entendrait le bruit du canon ou le son d’un concert ne pourrait juger si on tire ce canon ou si on exécute ce concert à une lieue ou à trente pas. Il n’y a que l’expérience qui puisse l’accoutumer à juger de la distance qui est entre lui et l’endroit d’où part ce bruit. Les vibrations, les ondulations de l’air, portent un son à ses oreilles, ou plutôt à son sensorium ; mais ce bruit n’avertit pas plus son sensorium de l’endroit où le bruit commence qu’il ne lui apprend la forme du canon ou des instruments de musique. C’est la même chose précisément par rapport aux rayons de lumière qui partent d’un objet ; ils ne nous apprennent point du tout où est cet objet.

Ils ne nous font pas connaître davantage les grandeurs ni même les figures. Je vois de loin une petite tour ronde. J’avance, j’aperçois et je touche un grand bâtiment quadrangulaire. Certainement ce que je vois et ce que je touche n’est pas ce que je voyais : ce petit objet rond qui était dans mes yeux n’est point ce grand bâtiment carré. Autre chose est donc, par rapport à nous, l’objet mesurable et tangible, autre chose est l’objet visible. J’entends de ma chambre le bruit d’un carrosse : j’ouvre la fenêtre, et je le vois ; je descends, et j’entre dedans. Or ce carrosse que j’ai entendu, ce carrosse que j’ai vu, ce carrosse que j’ai touché, sont trois objets absolument divers de trois de mes sens, qui n’ont aucun rapport immédiat les uns avec les autres.

Il y a bien plus : il est démontré qu’il se forme dans mon œil un angle une fois plus grand, à très-peu de chose près, quand je